Harragas, tome II

En réponse à la chronique impertinemment intitulée, je le concède, «Harragas vous-mêmes », parue ici même, deux lecteurs braves comme un pleutre qui se sait hors de danger, m’ont mailé (c’est comme ça qu’on va dire, désormais) deux bonnes menaces canoniques assorties d’insultes gratinées. Mais en bon caravanier, je passe en laissant les canidés articuler bien distinctement ce son particulier qui les caractérise.

Au demeurant, ces lecteurs sont à ce point téméraires qu’ils ont emprunté, ni vu ni connu, des pseudonymes de femmes. On sait, dans notre pays de factice redjla, que les femmes sont plus courageuses que les autres, mais enfin, il y a des limites à l’opprobre d’aller se cacher sous leurs jupons. Ils empruntent, pour brouiller davantage les pistes et créer la zizanie, des pseudos de femmes connues du monde de la culture et de la politique.

Je n’en dirai pas plus, à quoi bon ! Sachons seulement que deux mecs, bien courageux derrière l’anonymat de leur écran, se font passer pour deux nanas ayant pignon sur rue pour me mettre en garde contre le fait d’avoir osé vaner le Premier ministre qui avait, souviens t’en, trouvé tout seul que la motivation des harragas, c’était d’aller acheter des bagnoles en Europe. Mes deux «menaceuses» patentées terminent leurs messages sibyllins par une bonne petite grosse menace de tradition algérienne garantie. Du genre «Arrête de manquer de respect au Premier ministre, sinon…».

Sinon, quoi ? That is la question. L’autre : «Arrête d’écrire n’importe quoi, sinon…» Sinon, quoi, tome 2 ? Passons sur la parano de prendre la critique logique d’une position publique pour un manque de respect à un homme : on ne refait pas les vertèbres quand elles sont défaites par la mécanique de la courbette. La vérité est que les censeurs, surtout du niveau caniveau comme mes anonymes correspondants, traversent une période de vaches maigres.

Il fut un temps où l’on flinguait les journalistes. Un truc ne me plaît pas dans un canard, je tire. Pan ! Puis vint un autre temps, celui où la justice les harcelait, les soumettant à d’interminables procès. Et même à la prison. Et voilà que le glaive et l’écrou n’étant plus les armes les plus indiquées, on se confine à la menace. Causez, causez… On connaît la chanson, comme dit le parolier ! Mais sur le fond ? En apprenant que le gouvernement organisait un séminaire pour comprendre le pourquoi du comment des harragas, je me suis dit : ils manquent vraiment d’unité, làhaut.

Pourquoi, en effet, dépenser les subsides de l’Etat à convoquer des sociologues, des experts, des harragas mêmes, sans compter les politiques, pour poser une question à laquelle le chef du gouvernement avait amplement répondu. Que voulez-vous donc savoir, gens de Bien ? Pourquoi des jeunes gens bravent-ils la mort pour quitter ce pays ? Eh bien, c’est pour revenir avec des voitures neuves et fanfaronner dans le quartier.

Pas la peine de faire parler les experts, les faits, les pensées, les arrière-pensées. Pas la peine de contextualiser des données personnelles dans un mouvement d’ensemble qui compose, on commence à le savoir, un des phénomènes de la mondialisation qui creuse davantage le fossé entre pays riches, où les harragas rêvent de s’enrichir, et pays pauvres où ils ont la malédiction d’être nés. Pas la peine donc de s’échiner à poser, dans un débat national, des questions auxquelles le Premier ministre a déjà répondu. Les harragas ne sont pas révélateurs d’un malaise global, qui est non seulement celui du pays mais aussi celui du monde disparate de la mondialisation.

Ils sont les signaux de leur propre destin. C’est un phénomène en soi et pour soi. Ils prennent des risques qui peuvent aller jusqu’à l’absurde de la mort rien que pour rapporter le gadget avec lequel ils pourront plastronner. Les harragas ne sont pas un phénomène sociologique qui indique l’impuissance des gouvernants à retenir les jeunes autour d’un projet de société. Ils représentent tout bêtement un avatar de la société de consommation. On aurait pu s’en tenir là.

Des gosses qui se font ramasser par la maréchaussée patriote parce qu’ils veulent se faire la belle. Un Premier ministre qui prend le raccourci de les fustiger. Des chroniqueurs qui se font insulter par de courageux anonymes parce qu’ils trouvent un peu courte, et même un peu courbe, l’explication donnée d’un drame par un haut responsable. Et puis, tout s’éclaire. La caravane est rappelée avant même qu’elle ne passe. Ceux qui, au bord de la route, ont reçu l’ordre de faire marcher la minicassette des injures coutumières, doiventils les ravaler, ces gracieusetés qu’ils sont payés pour débiter ?

Ce ne serait qu’une paire de couleuvres de plus à ranger dans le palais ! C’est avoir le triomphe trop vaniteux de ne voir dans l’organisation de ce séminaire sur les harragas que le simple désaveu des propos très peu politiques tenus par le Premier ministre voici quelques semaines. La tenue médiatisée de cette rencontre signifie plutôt soit qu’à un niveau quelconque de l’Etat, on a pris conscience de l’ampleur du phénomène et de son impact sur l’orgueil national, soit qu’au même niveau, on ne supporte plus que ce maillon s’ajoute à tous les autres maillons faibles.

C’est donc une excellente chose que cette humilité de reconnaître qu’il y a problème. Mais comme d’habitude, on passe d’un excès à l’autre avec allégresse. Un coup, par la voix de qui tu sais, on considère les harragas comme un truc marginal et peu noble. Le coup d’après, le même gouvernement se ravise, organise un séminaire important sur les harragas en laissant entendre qu’une telle affaire est forcément nationale. Quelle belle manière de faire oublier le reste !

Quelle que soit la cruauté du sort des harragas, le seul débat national méritant aujourd’hui d’être mené doit porter sur la définition de la citoyenneté et sur la démocratisation qui laisserait impliquer les Algériens dans la conduite de leur destin. Tout le reste en découle. Si les harragas partent, ma foi, c’est parce que le pays est un concentré de ce qu’ils détestent. Et ce qu’ils détestent, c’est sans doute ce qui ferait fuir les trois quarts des Algériens s’ils en avaient l’opportunité.

Il faut juste rendre l’Algérie vivable. Là se pose la grande question : comment peut-elle être vivable avec des gens aux plus hautes charges de l’Etat qui tancent les victimes des injustices au lieu, comme c’est leur mission, de réparer ces dernières. Va comprendre comment ça raisonne et pourquoi ça résonne par ici !

Arezki Metref

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