Harragas vous-mêmes !
Ô combien de marins, de marins-pêcheurs, de pêcheurs en eaux troubles, de troubles ministres, de ministrillons en goguette, de capitaines, de capitaines d’industries sousdev. du collier, de généraux en retraite, de cadres décrochés ont été largués en haute mer ou brutalement abondonnés dans le désert. Jetés sans vergogne, descendus des cimes du pouvoir, ils s’en sont allés voir si l’herbe est plus verte ailleurs.
Harragas ? Oui, eux aussi, mais de luxe ! Harragas sept étoiles, avec tapis rouge, salon officiel, passeport diplomatique, voyage en first, double chéquier, master card, trousseaux de clés d’appartement dans chaque ville. Dès qu’ils sont lâchés par leurs parrains comme une nuée de ballons lors d’une kermesse de village, ils s’envolent. Ils vont vérifier à leur corps défendant ce théorème selon lequel la traversée du désert est nettement plus bucolique dans les boulevards huppés des villes du Nord. Au nord de notre Nord, s’entend ! Sous nos latitudes maudites, tout leur paraît alors insupportable. Crade. Déglingué. Vomitif. Soudain, ils ne s’y voient pas d’avenir. Avec ce «ghachi» en guise du peuple, tu parles d’avenir, toi ? Bien avant le naufrage, ils auront eu la sagesse de faire évacuer leur humble progéniture vers les cieux impies de la démocratie. Quand ils partent, le travail est déjà fini. Largement ! Le pays a le nez planté dans la vase, des voix noyées de chagrin crient au sauve-qui-peut intégral, l’horizon est plus bouché que des latrines, le trabendisme pro forma a enrichi ceux-ci et paupérisé tous ceux-là, la fracture bée de provocations entre les uns et les autres, les jeunes formés à l’école de Benbouzid et aux cours du soir d’El Qaradaoui, diplômés ou non, voués à la malvie, la désespérance, au chômage ! Voués, en fait, à une version revue et corrigée du vieux no future ! Alors, ne se laissant pas enfermer dans la prison de cette médiocrité, ils tentent l’évasion. Parfois, la mer, cruelle, les mange ! La récente sortie de Abdelaziz Belkhadem sur les harragas, c’est de l’humour même pas noir. On en rirait, si ce n’était aussi tragique. Comme dirait un ancien harraga de ma connaissance, tu prendrais n’importe quel jeune des quartiers populaires, plongé dans sa tasse de café à méditer sur l’inégalité du rapport Nord-Sud, il ferait une réponse un peu plus relevée sur la question. Il aurait conscience, en tout cas, que les jeunes jouent leur vie rien que pour n’avoir pas à supporter les postillons de ces faces de carême ! Que dit Belkhadem ? Tout se passe comme si le dramatique phénomène, des harragas était une mode des jeunes. Après le raï et le hittisme, voilà el harga ! Double cécité, au moins. Le hittisme, qui faisait il y a vingt ans dire à un jeune de Climat-de- France : «Je préfère être un poteau en Australie qu’un jeune en Algérie», est l’état d’âme de jeunes condamnés au chômage et à l’immobilité. Ils se dressent contre le mur muet comme la personnification de l’échec du régime. Les harragas ne mettent pas en péril leur vie pour revenir avec des voitures. Dans le grand bazar algérien, il y a plus de voitures qu’ailleurs. Notre Premier ministre le sait avec l’exactitude que met son ministre de l’Agriculture à nous apprendre le prix de la pomme de terre. Faut-il s’attendrir ou s’indigner de la candeur de Belkhadem devant l’incapacité de quelques médiocres centres de formation à lutter contre la répulsion suscitée chez les jeunes par un pays privatisé et géré comme un hammam ? C’est méconnaître les mécanismes économiques et moraux qui poussent les jeunes chômeurs à la vie dévaluée à aller voir ailleurs que de les rendre coupables d’espérer uniquement revenir avec une belle voiture. Mais c’est aussi, et c’est plus grave, nier ce message émis en réaction à l’inertie des dirigeants : vous êtes constamment occupés à vous ouvrir de nouveaux horizons tribaux et dans le même mouvement, à plomber ceux du pays ! Alors que le FMI, peu suspect de défendre les laissés- pour-compte, vient encore de trouver trop important le taux de chômage dans notre pays, alors que la crise atteint son apogée en malmenant davantage les plus démunis, alors que l’affairisme le plus glauque tient lieu de ligne de démarcation entre ceux qui payent les pots cassés et ceux qui s’engraissent de la crise, les jeunes sont exclus. Exclus de l’avenir, entre les mains de la famille révolutionnaire et consorts. A cette marginalisation objective s’ajoute l’exclusion du patrimoine symbolique commun attardé dans un pathos déconnecté des réalités d’aujourd’hui. Quand les jeunes expriment leurs aspirations, on leur tient un discours héroïsant sur un passé glorieux et patati et patata. En conséquence, est-il étonnant qu’ils bravent tous les interdits et affrontent tous les périls pour se rendre à l’étranger ? Pour cela, rien n’est pour eux difficile, rien n’est impossible. Les harragas, c’est une motion de défiance que les jeunes adressent aux dirigeants de ce pays. Ce message, ils le payent de leur vie, c’est dire que ce n’est pas un luxe ! Il s’agit donc de l’entendre avec l’acuité qu’il requiert plutôt que d’en faire une lecture réductrice à l’instar de Belkhadem. En 2004, lors du voyage de Jacques Chirac en Algérie, les jeunes lui ont demandé des visas en présence de Abdelaziz Bouteflika. Quelle interprétation en avait donné ce dernier ? Eh bien, il a mis cette demande sur le compte du désir normal pour les jeunes de voir du pays. Raccourci qui occulte les conditions socioéconomiques et morales des jeunes qui fuient le pays parce que l’air y est devenu irrespirable. Le premier devoir des gouvernants est de bien comprendre les signaux que leur envoient les gouvernés. Parlant des islamistes, Bouteflika disait naguère que s’il avait leur âge, il aurait pris le maquis. Belkhadem devrait le paraphraser en affirmant haut et fort : «Si j’avais leur âge, j’aurais été parmi les harragas» ! Mais il n’a pas leur âge !
Arezki Metref