Pourquoi moi ?

Je t’raconte pas pour le visa. Ça fait de toi un sous-homme, ou quelque chose de pareil, ce truc. Tu penses prendre un sésame pour l’air frais et c’est, parfois, le suintement fétide des garnis qui te titille l’odorat. Mais enfin, quand tu l’as dans la poche revolver, ça te réchauffe l’épiderme. C’est parti : tu peux échapper aux miradors de bled Mickey. Tu tangues vers une vie, une vraie. Ton destin ? Je ne pouvais plus rester là-bas, tu comprends.

J’en avais ras les épines de voir, chaque fois que j’ouvrais le huis de la maison, cette palme de figue de Barbarie et, un peu plus bas, la boîte des pandores dont les visières font de l’ombre à tes rêves. Pourquoi suis-je parti ? Tu vis où pour me poser une question aussi trash ? On voit bien que tu es d’ici, toi. T’aurais pas dit ça, sinon. Y a pas que les figues de Barbarie, en fait, qui me rasaient. Y a aussi le reste. Tout le reste. Le chômage, le piston, la morgue, le pas-d’avenir assuré, Bouteflika ou un de ses clones marque déposée en train de discourir sur la nationalité des anges chaque fois que tu presses le bouton de la télé ou de la radio, les manchettes borgnes au pays des aveugles, tout ça, quoi.

En comptant pessimiste, je totalise plus d’un quart de siècle d’héroïsme, celui d’avoir vécu dans ce chaudron-là avec, en boucle, ce constat de Kadaré : c’est la médiocrité qui amène les dictatures ! Si Dieu veut, tout à l’heure j’aurai vingt sept ans. Pile poil. Je suis né en catimini pendant une de ces journées fiévreuses d’avril 1980 qu’on dit maintenant Printemps berbère. D’ailleurs, mon père n’a pas assisté à mon atterrissage forcé dans ce monde de centurions. Il cuvait, dans une cellule de dégrisement, ses libertés. Manifestant à Tizi, il s’est fait prendre. C’est la malédiction, tout ça. Déjà, son père à lui, il a été abattu lors de la rébellion du FFS, juste après l’indépendance. Et voilà qu’il se fait choper à son tour par les petits gars populaires qui défendaient le drapeau en tirant sur des citoyens qui réclamaient leur droit à l’oxygène. La malédiction, j’te dis ! Quand on relâcha mon paternel qui avait mis en danger toutes les sécurités possibles et imaginables rien qu’en criant «mort aux vachers», y avait longtemps que je ne poussais plus les vagissements de l’innocence. Envie de taper, pour te dire. Mes doigts étaient recourbés et chaque pas que je faisais dans la RADP raffermissait mon poing fermé.

On m’a nié, corps sans bien ? Pas grave ! On m’a insulté, humilié, avili ? Pas grave, non plus ! On m’a fait étudier les pires inepties qui soient dans une langue qui m’était aussi étrangère que le swahili ou le mycénien linéaire B. Pas grave, toujours. Ce n’était pas de devoir réciter ces chapelets d’absurdités dans cette langue qui ne voulait pas de moi, mais qu’on essayait mordicus de me faire entrer dans la caboche, à coups de burin au besoin, qui était grave. Mais qu’on m’oblige à croire que c’est ma langue maternelle, cette langue que ma mère ne comprenait pas, y compris dans sa version égyptienne et malgré la feuilletonite compulsive de même nationalité. Un matin, mon village s’est réveillé en ébullition. Quelqu’un a crié qu’on avait abattu un jeune à l’intérieur de la boîte des pandores. A Amizour, on a arrêté des collégiens. On a dit qu’il fallait faire attention car si l’allumette était près de la bougie, on ne savait pas qui avait vendu la mèche. Je suis allé aux funérailles de Massinissa.

J’ai vu le feu partir. Depuis lors, je n’ai vécu que pour défendre la mémoire de mon père, assassiné dans les années 1990 pour avoir continué sa manif de 1980 en se battant pour la démocratie, et celle de mon grand-père frappé par la tyrannie contre laquelle il s’était rebellé. J’ai participé à toutes les manifestations du Printemps noir. J’ai fait le guet, le coup de poing, de la tactique. J’ai distribué oralement des tracts et des encouragements. J’ai gueulé des slogans. J’ai donné des coups. J’en ai reçu davantage. Et, un jour d’échauffourée, un enfoiré qui avait une kalachnikov payée sur les deniers publics m’a canardé au pied. Sa vie était en danger, qu’il a dit, c’est pourquoi il a appuyé sur la détente. Il l’avait fait pendant le reflux. Un copain a été, lui, traversé par la balle. Il n’en a pas réchappé. Ce doit être lui-même qui s’est tiré une balle dans le dos avec l’arme d’un pandore. Mais en ces temps de démence, on croit n’importe quoi. Dès que j’ai pu de nouveau remuer d’un iota les métatarses, j’ai dit que je partais illico. Que je vous laissais intact mon arpent de mère patrie. Que le bonheur est au bout du bout. Que là où on est bien, là est la patrie !

Le visa et tout le bazar, après. Les rentiers de la houkouma, qui ont tous leurs petites affaires de boucherie, bière, baklawas et autres, hallal s’entend, chez mama frança, m’ont houspillé parce que je bazardais mes figues de Barbarie et mes visières du matin pour arpenter les villes glaciales du nord. Ils m’ont traité de tous les noms, épuisant de leurs jactances les glossaires de la trahison, de la traîtrise, de la félonie et j’en passe, et j’en passe. Je n’en ai cure. Je bosse au noir, moi, pour payer mon loyer tandis qu’eux, ils ont bouffé les réserves Khalifa jusqu’à l’ultime miette et aux dernières nouvelles, ils digèrent tranquillos à l’ombre des derricks et des guérites. Pour arrondir les fins de mois, je joue au violon de vieux airs kabyles et, dans le frottement qui fait naître ces gémissements à vous arracher la peau qui vous sert de pays, je ne sais plus si je suis l’instrument ou l’archer. Je te raconte pas pour le visa, c’est tout dit. Ni pour la carte de séjour.

Devant les rafles pour renvoyer dare-dare au bled les ignominieux clandés, on m’a dit : fais comme l’autre, sois Sarkozen ! Mais c’est pas facile, Achille ! Les enfants de ceux de la houkouma qui m’admonestent, ils ont tout, eux. C’est la patrie reconnaissante qui casque. Moi, je reste là, le regard perdu dans les méandres d’une question qui n’en finit pas de se projeter sur les murs comme une ombre maléfique : pourquoi moi ?

Arezki Metref

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