La victoire du prisonnier

Que répondre à des lecteurs qui vous apostrophent sur la détresse nationale et qui vous somment, à leur manière, de les délivrer de leurs angoisses ? Seuls les esprits pontifes ou déclarés bienheureux et les vraies âmes de bénédiction ont su affronter sans dommage la question. Car, il y a aussi nos propres doutes et ces terribles et inavouables perplexités devant une époque si complexe, si mouvante et qu’on dirait dépouillée de repères.

Il y a l’incertitude et la peur de tromper… Alors oui, que répondre au désarroi presque ordinaire de ces lecteurs désorientés par l’écrasante longévité de l’injustice ? J’en étais à cet embarras quand j’appris la libération de l’opposant tunisien Mohamed Abbou. Il purgeait une peine de trois ans et demi à la prison d’El-Kef pour avoir critiqué sur Internet le président Ben Ali. Mohamed Abbou a souffert. Il a souffert de ce que, par-dessus tout, il n’avait rien fait d’autre qu’écrire, dire une idée, et de ce que cet acte naturel dans les démocraties du monde, reste encore un délit majeur au Maghreb. Abou a souffert de verser le tribut de l’innocent : 42 mois de prison pour deux articles ! Et je connais la douleur d’une telle brûlure… Pourquoi je parle de Mohamed Abbou ? Mais parce qu’il vous ressemble, parce qu’il nous ressemble, dans son calvaire et dans le chemin qu’il a emprunté pour effleurer son triomphe. Car, Abbou a souffert, plus que tout je crois, plus que de la claustration, Abbou a souffert du mutisme noir qui vous enveloppe dans votre calvaire, comme un sordide drap mortuaire à l’heure de l’enterrement. Tout semble contre vous dans ces moments de solitude glacée, abandonné de tous, isolé par la conjuration du silence et de la forfaiture. Et tout orgueil paraît fat, vain et dérisoire contre une dictature, qui apparaît du coup, trop puissante, invulnérable, indestructible … «A quoi bon résister et avec quoi ?» Je connais aussi ce terrible sentiment de résignation quand le duel contre le pouvoir finit par n’être plus qu’un insoutenable tête-à- tête entre un homme esseulé et l’appareil massif de la répression, une espèce de combat solitaire entre le droit des faibles et l’arrogance des puissants. C’est un peu, n’est-ce pas, ce qu’éprouvent les lecteurs désorientés qui m’interpellent sur la détresse nationale : y a-t- il une oreille pour nous entendre et une langue pour nous indiquer ne serait-ce qu’une petite lueur dans l’océan obscur et infini qui nous immerge ? On se tourne, dans ces instants égarés, vers Dieu, vers l’exil ou vers les actes les plus variés de désespoir. Nos jeunes se jettent à la mer sur des flottilles incertaines ou dans l’irréalité d’une planète féerique sur du mauvais haschich mélangé à du mauvais tabac, pour échapper à la laideur du monde auquel les ont condamnés les hommes. Mohamed Abbou, lui, avait choisi de briser le silence en se saignant avec des agrafes ! Quand j’ai appris de ma cellule, en octobre 2005, qu’il s’était cousu la bouche pendant quatre jours avec de vraies agrafes en métal pour attirer l’attention du monde sur le “triste sort” de sa Tunisie “obligée de la boucler” pour pouvoir manger et s’épargner “les représailles d’une dictature des plus féroces”(1), j’ai réalisé que cet homme était non seulement prêt à tout pour faire abdiquer l’injustice mais aussi pour déjouer les désespérances et la résignation ! A quoi bon se battre contre une dictature ? Mais pour s’en libérer, diable ! Pouvoir redevenir un homme de ce siècle et récupérer la part de dignité confisquée par les tyrans ! Et, au final, ce combat incertain entre le droit des faibles et l’arrogance des puissants, ce combat contre l’appareil massif du totalitarisme, Mohamed Abbou ne vient-il pas de le gagner ? Pas seulement pour avoir arraché sa liberté — il lui restait quand même 14 mois de cachot ! — mais surtout pour avoir crevé le mur du silence sur sa Tunisie “obligée de la boucler” : le cas du prisonnier d’opinion Mohamed Abbou avait été soulevé par le président Nicolas Sarkozy lors de sa dernière visite en Tunisie et Ben Ali a été interpellé sur les violations des droits de l’homme dans son pays. C’est certain : il sera de plus en plus difficile pour les tyrans maghrébins de compter sur le mutisme complice des grandes puissances. Le prisonnier a gagné parce que l’intérêt du chef de l’Etat français pour les libertés en Tunisie ne procède pas d’une soudaine mansuétude mais d’une résistance, celle de Abbou, et celle des démocrates tunisiens. A quoi bon se battre contre une dictature ? Mais pour rendre les pères à leurs enfants et donner raison au poète du pays : «Tu es né sans entraves comme l’ombre de la brise/et libre telle la lumière du matin dans le ciel / Pourquoi accepter la honte de tes chaînes ? / Pourquoi fermer devant la lueur de l’aube tes paupières / illuminées alors que douce est la lueur de l’aube ?» Abou-El- Kassem Echabbi, le chantre de la liberté, avait écrit ces vers en 1929… Quatre-vingt ans après, les fils de sa patrie paient toujours de leur chair pour voir «la lueur de l’aube».
Deux mâchoires sur la même chair
Alors, sans perdre de vue Mohamed Abbou, revenons aux lecteurs qui vous apostrophent sur la détresse nationale et qui vous somment, à leur manière, de les délivrer de leurs angoisses… Et ces anxiétés, comment les nier ? Vivre dans l’Algérie de 2007 c’est comme survivre au pénitencier du Kef : la sortie est condamnée par une immense porte noire et, dedans, les chefs piétinent la dignité humaine et se livrent à la rapine et à toutes sortes de corruptions. La chose devient si ordinaire que l’on ne s’étonne plus de rien et que le dernier scandale de corruption, celui qui implique l’ancien président de l’APN, c’est à dire le numéro 3 du régime, selon l’ordre protocolaire, ne semble avoir étonné personne… On mourra donc dans le noir du bagne algérien ?… Chacun, en tout cas, perçoit clairement le choix entre les deux sépultures qui nous sont proposés : mourir sous un Etat totalitaire ou périr à l’ombre d’un régime théocratique. Deux mâchoires sur la même chair. Un Etat totalitaire si le projet de révision constitutionnelle, c’est-à-dire la légalisation du pouvoir personnel absolu et la transformation de l’Algérie en «république monarchique» obsolète, sur le modèle des dictatures arabes, venait à passer. Un régime théocratique si Al-Qaïda et les islamistes embusqués un peu partout, y compris au sein du pouvoir, parvenaient à dicter leur loi. Or, l’angoisse exprimée par les lecteurs semble d’autant plus explicable que le pays ne semble pas seulement au bout de ses lassitudes mais aussi au bout de ses expériences ou, pire, au bout de ses illusions. Nous avons tout essayé, y compris de choisir entre Satan et Lucifer : le FIS plutôt que le FLN en 1991, le régime plutôt que le GIA en 1995. Au bout de dix ans, cela a donné une mixture diabolique : le terrorisme intégriste + Bouteflika. D’où le désespoir monumental qui se lit dans vos lettres, sur les visages accablés et dans chaque grain du sable trahi, sur cette terre. Mourir dans le noir du bagne algérien ?
Pas forcément …
«Pourquoi fermer devant la lueur de l’aube tes paupières illuminées alors que douce est la lueur de l’aube ?» a dit le poète tunisien. Alors écoutons pour une fois le poète. La reconduction du système sous sa forme la plus totalitaire, par un troisième mandat de Bouteflika, paraît buter, en cet été 2007, devant trois résistances qu’on aurait tort de mésestimer. Celle-là d’abord : même si l’atmosphère prête à la résignation, l’Algérien, y compris d’une façon passive ou désordonnée, a appris à réagir contre les abus de pouvoir et les autoritarismes. Ce mouvement protestataire quasi autonome, qu’il soit le fait d’avocats mécontents, de quartiers en colère ou d’enseignants révoltés, développé en substitut aux désespoirs de l’exil et de l’auto-destruction, n’est pas visible, mais c’est comme les agrafes de Mohamed Abbou : ils font mal et ne laissent personne indifférent. C’est la preuve que le corps social est vivant. Et qu’il peut bondir à tout instant comme un contrepoids sérieux à l’injustice. Mais il y a plus concret : ce combat invisible a produit des effets non négligeables. Bouteflika veut s’imposer dans un monde qui n’est plus celui de 1999, avec des alliances qui ont évolué, un monde qui a changé, dans une société exigeante et repart à la conquête d’une Algérie qu’il ne connaît pas. Je ne sais pas si Bouteflika parviendra à arracher sa présidence à vie et fédérer un système totalitaire autour de lui, mais la reconduction du système avec lui comme pivot central signifie pour de larges couches de la société mais aussi du pouvoir et, ne l’oublions pas, des partenaires occidentaux, trois choses : la continuité du terrorisme avec une possible victoire politique de l’islamisme ; un système déphasé et corrompu qui va aggraver l’inertie économique et un climat hostile aux investissements étrangers, mais aussi, ne l’oublions pas, nationaux ; un système liberticide qui peut engendrer des troubles et qui ne correspond pas aux profils des «partenaires nouveaux» que cherchent les Américains et les Européens. Cela explique, à mon avis, les phénomènes auxquels on assiste en cet été 2007 : réaction des clans dits «éradicateurs» et reprise de la lutte anti-terroriste avec un recul net du discours sur la «réconciliation » ; appui nul des capitales étrangères à la révision constitutionnelle et à l’installation d’un pouvoir absolu ; mécontentement des catégories les plus libérales de la société qui réalisent que la répression des libertés s’est étendue à la liberté d’entreprendre et que l’archaïsme du pouvoir de Bouteflika contrarie les projets d’expansion économiques des nouveaux investisseurs algériens, pour ne pas parler des étrangers. Ce dernier exemple est magnifiquement illustré par le dernier réquisitoire du Quotidien d’Oransur la «faillite du système Bouteflika». C’est une Algérie à la recherche d’espaces d’expansion qui parle… C’est un petit peu de lumière, mais elle est la bienvenue et elle suffit pour fissurer le noir du désespoir. Rien ne se serait produit sans ces petits combats anonymes depuis dix ans, vingt ans, trente ans… Nous sommes tous des Abbou ? A la bonne heure… Il aura été un de ces lutins maghrébins qui aura affronté la muraille de l’injustice pour en démentir l’invincibilité mais aussi pour y désigner des portes qui pourraient s’ouvrir. Vivement une Tunisie démocratique et un Maghreb débarrassé de ses parrains et de ses monstres médiévaux !
M. B.
1- Selon les propres termes du communiqué de Mohamed Abbou.

MOHAMED BENCHICOU

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