A FONDS PERDUS

Si, en droit, le fond prime sur la forme, la symbolique revêt, elle aussi, en toute chose une signification particulière. L’espace physique dans lequel s’exerce et se rend la justice dans notre pays est une première offense aux magistrats et aux justiciables. En de nombreux endroits, nos tribunaux et nos cours ne se prêtent pas à la sérénité requise par la fonction judiciaire.

Les «locaux» qui abritent cette activité se prêtent davantage à accueillir du bétail : on y grelotte l’hiver et suffoque l’été ; la sonorisation y est médiocre et l’on y est souvent contraint de rester debout de longues heures avant d’accéder au prétoire. Le décor ainsi planté n’est que la face visible d’une réalité bien plus amère.

On ne trahit pas un secret d’Etat se faisant l’écho des propos du premier magistrat du pays pour dire «le déficit de justice dont souffre la société algérienne» et «la véritable appréhension pour tout un chacun»* de recourir aux juridictions de notre pays. Dans ces conditions, un mauvais règlement vaut toujours mille fois mieux qu’un procès entaché d’avance de toutes les probabilités d’être mauvais. De même qu’il est plus recommandé de faire attention à sa santé que de la confier à des hôpitaux mouroirs. La quête d’un Etat de droit vient certainement en tête dans la hiérarchie des revendications politiques.

Elle traduit un besoin de rupture avec l’ancien système d’allégeances, policier et autoritaire, et cette rupture commence, théoriquement, par la séparation des pouvoirs. Un nihilisme chronique, parfois légitime, nous empêche souvent de constater les progrès formels accomplis dans la voie de cette rupture par la substitution sémantique du terme «pouvoir» à celui de «fonction» dans la Constitution de 1989 et celle de 1996. Mais énoncer un principe est une chose, lui donner vie et corps en est une autre, et le constat n’autorise cependant pas à pavoiser.

Les tares du système sont nombreuses. On ne peut les nommer toutes. Mention particulière doit être faite néanmoins des pratiques les plus manifestement attentatoires à nos libertés. De l’avis unanime, en bout de course, «la mauvaise qualité du plus grand nombre des décisions judiciaires» incline plutôt à la retenue. Elle est l’aboutissement d’un maquis dont ni le plaignant ni le défendeur ne sort jamais indemne.

Chemin faisant, on constatera la substitution systématique de la présomption de culpabilité à la présomption d’innocence et, en matière de citation et de gestion des dossiers, la fâcheuse tendance à abuser des renvois répétitifs, de la détention préventive et des mandats de dépôt et des mandats d’arrêt, parfois délivrés sans que le défendeur n’ait été touché. Comme l’ascenseur, la boîte aux lettres a déserté nos immeubles et nos quartiers depuis des lustres et autant espérer croiser un ange que le facteur. Rien n’y fait, vous êtes censé avoir été avisé !

La chose est manifeste pour les journalistes, que bon nombre d’OPJ croisent chaque soir en des lieux communs, mais souvent déclarés rebelles à l’autorité judiciaire dès lors qu’ils ne caressent pas les hommes du pouvoir dans le sens du poil. Les lacunes qui en résultent ne sont pas des moindres. Les carences manifestes dans l’exercice des droits de l’homme, de la défense et des contre-pouvoirs sont le terreau le plus fertile de l’arbitraire. Ainsi en est-il des saisies de passeports et des interdictions de sortie du territoire national – une mesure aussi humiliante que fondamentalement anticonstitutionnelle. Ainsi en est-il également de la pratique policière et désuète du «fichier» établi, ad vitam æternam, souvent par référence à des actes à faible teneur juridique, à l’insu des intéressés, sans qu’ils aient la possibilité de recourir à une autorité tierce, ni de s’expliquer contradictoirement sur le contenu de leur fiche.

Associée à une «culture du mal, de la médisance et de l’inquisition » consistant à répertorier pour chaque Algérien ses défauts, plutôt que ses qualités, cette pratique risque d’installer une «République des mouchards » qui rappelle la France sous l’occupation allemande. L’honnêteté intellectuelle commande de mentionner ici la courte parenthèse de la période des réformes où un fichier central des compétences avait été mis en place sous l’autorité d’un cadre dirigeant de la sidérurgie pour accompagner la mise en place des fonds de participation et les pourvoir en ressources humaines qualifiées.

L’exemple le plus flagrant vient de l’arrêté interministériel n° 127 du 26 juillet 1997 portant «fichier des fraudeurs», toujours en vigueur pour recenser les contribuables «présentant — tenez-vous bien, ndlr — de fortes présomptions de fraude». Illégal quant à son existence et quant à son mode d’alimentation, le fichier en question enregistre, de l’aveu même de l’administration des finances, «des contribuables ayant des dettes fiscales insignifiantes» ou dont les motifs ne sont «pas prévus par l’instruction sus-référencée »**.

A l’heure des TIC, pareilles pratiques relèvent de l’âge de la pierre. En Suède, il suffit d’un clic de souris pour connaître le revenu et les dettes de son patron, de ses amis ou de ses voisins, grâce à un site *** lancé en novembre dernier. Le site fonctionne comme un moteur de recherche dont les résultats couvrent presque tous les contribuables, à l’exception de 10 000 personnes exclues des bases de données publiques pour raison de sécurité. 610 000 internautes sur les 9 millions que compte la Suède y ont créé un compte dans la plus grande transparente sous le seul contrôle d’une autorité de régulation qui a imposé des restrictions exemplaires : le site est passé à un modèle payant, il est tenu de fournir les informations sur papier et non par voie électronique et le contribuable est prévenu des recherches faites sur lui et qui en est l’auteur.

Arrêtons de rêver pour conclure. Il reste alors à connaître la consistance et la réalité de ce «pouvoir» séparé dont l’indépendance est perçue, à tort, comme la recette magique à tant de nos malheurs, l’intérêt pratique qu’il procure au justiciable et les conditions nécessaires à son bon exercice. Séparation des pouvoirs ne signifie pas rupture mais collaboration entre eux et contrôle des uns sur les autres. Il est parfois recommandé que l’exécutif et le législatif interviennent dans le fonctionnement de la justice.

S’il est de bon augure que le juge bénéficie d’une totale liberté dans le traitement du dossier dont il est saisi, cela ne dispense pas l’Etat, incarné ici par le Parlement et le ministère de la Justice, de sa responsabilité dans l’élaboration et la conduite d’une politique judiciaire. Seuls les esprits candides plaident — naïvement — pour une «République des juges». Cette dernière est loin d’être un système idéal. Elle ne protège pas mécaniquement contre leur arbitraire et leurs humeurs et, plus gravement, contre ce qu’un rapport des plus officiels qualifie de «mentalité plutôt répressive, désinvolte et laxiste, qu’on constate aussi bien chez les magistrats du parquet que chez ceux du siège, que rien dans la pratique ne distingue fondamentalement».

De même qu’elle les expose, à leur tour, à des dérives dont ils ne manquent pas d’être les premières victimes. Le rôle du Conseil supérieur de la magistrature chargé de sanctionner la responsabilité, purement disciplinaire, des juges est, lui aussi, matière à controverses. Les conditions premières et minimales pour limiter les dégâts sont évidentes. Elles tiennent en deux mots : intégrité et compétence. Deux mots magiques, tant rêvés, tributaires de peu : une bonne formation de base, une remise à niveau permanente, un contrôle étroit, une sanction disciplinaire, et même pénale des juges. C’est par ce seul biais que le justiciable retrouvera confiance.
A. B.

* Discours du président de la République à l’ouverture de l’année judiciaire, 20 octobre 1999.
** Note du 20 septembre 1999.
*** Pour les curieux le nom du site est Ratsit.se

Ammar Belhimer

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