JOURS DE CENDRE

Jours de cendre, le premier roman d’Abdelkader Jamil Rachi, qui vient de paraître aux Editions du Panthéon (*), raconte le destin tragique de Lyassine, diplomate quinquagénaire, chef de service dans un ministère chargé d’affaires aussi étranges qu’étrangères, victime de l’ingratitude du système qu’il servait plus ou moins loyalement et de la folie intégriste qui le ravira aux siens.

Le locataire de la cité des 250 logements — il y habite depuis dix ans — souffre de la rareté de l’eau, reçoit ses coups de fil chez la voisine et son véhicule est souvent soulagé de ses équipements les plus précieux. C’est en somme un parfait concentré du petit bourgeois du «socialisme local», relativement immergé dans la société (devoir de réserve oblige). Le décor est celui d’une «ville nouvelle» avec ses chaussées défoncées, l’eau qui suinte des canalisations crevées, les sachets éventrés sur les trottoirs. Le voisinage immédiat est circonscrit aux émanations de ses cuisines : le couscous du premier étage où vit un vieux couple. En face, aucune odeur : l’hôtesse de l’air se contente des plats surgelés de la compagnie nationale d’aviation qui l’emploie.

Au deuxième étage, les odeurs de friture de la «gentille» se mêlent aux bonnes odeurs de cuisine de la «méchante». Au troisième étage, prévalent les odeurs de poisson du mélomane, grand amateur de Mozart, Wagner et Offenbach. De chez les locataires d’en face, «maigres comme des clous», aucune odeur. Lyassine partage son palier avec celle qui excelle dans les gâteaux traditionnels. A partir du quatrième étage, une frontière invisible est tracée comme pour narguer «le nivellement par le bas aussi tragique qu’ubuesque» qui a résulté du «socialisme local». Une seule et même famille occupe les quatre derniers appartements. De chez eux, mystère : aucune odeur de cuisine.

Au-delà du voisinage, c’est la jungle : «les gens se font passer pour n’importe quoi. Un gratte-papier devient un haut fonctionnaire, un infirmier un médecin, un importateur de pièces détachées un industriel». Pas étonnant alors que les valeurs et les témoignages du passé se meurent. Le Palais du peuple est interdit au public, La Casbah est en ruine, Tipasa est un désert, saint Augustin est réapproprié par un pays voisin, Cuicul — près de Sétif — livré à la désolation. Ce passé fait épisodiquement irruption pour donner mauvaise conscience, mais à qui ?

A la petite minorité qui en a connaissance et Lyassine en fait partie. Cuicul abrite encore ce qui reste de bains publics, de temples et de greniers à blé. De toilettes publiques aussi. Oui, les Romains en avaient. Et Lyassine aurait aimé ajouter : «On les chercherait en vain dans nos villes et villages. Dans les cafés, elles sont condamnées, et si le cafetier daigne vous donner les clefs pour les utiliser, vous les découvrirez sombres et inutilisables.» Lyassine en connaît la raison mais il la gardait enfouie en lui : «Mon pays a eu des idéalistes, des incompétents et des charlatans. Il en a vu de toutes les couleurs.» Côté professionnel, son ministère est à l’image du reste : en déliquescence.

Vous croyez que nos diplomates sont les dignes héritiers des Boussouf, Benyahia, M’hamed Yazid, Mehri ou Taleb-Ibrahimi, rêvant et activant à refaire le monde avec leur droit à l’autodétermination, leur non-alignement positif, leur front du refus et de la résistance, leur nouvel ordre économique international ? «Ses collègues médisaient, faisaient et défaisaient les carrières, supputaient, cherchaient le pourquoi de telle décision. Pourquoi tel fonctionnaire a été promu et pourquoi pas tel autre, tous sont toutefois d’accord que rien n’obéissait à rien, que les décisions de leur administration n’obéissaient à aucune logique, qu’on aurait bien du mal à les expliquer et qu’en tout état de cause l’opacité était la règle.»

L’administration est régie par les tractations de l’ombre : des fonctionnaires sont promus tandis que d’autres, qui ne sont pas moins méritants, à qui il manque la recommandation et le petit coup de pouce fatidique, sont ignorés et certains sont mis d’office à la préretraite. Vous croyez que nos diplomates sont plongés dans le traitement de volumineux dossiers pour la solution des conflits régionaux et internationaux ? Lamine, diplomate victime de terrorisme, est au centre de toutes les rumeurs : «On a parlé du règlement de comptes d’une personnalité qui voulait son terrain des réserves foncières communales. 1 200 mètres carrés en bord de mer ce n’est pas rien.

On a aussi raconté qu’il se faisait passer pour être un parent d’un officier de l’armée, qu’il prenait des matériaux de construction qu’il payait avec beaucoup de retard.» Lui-même Lyassine ne semble trouver d’espoir que dans ses 200 m2 acquis à Staouéli auprès de la commune. Dans ce décor, Si Ferhat le professeur est bien un intrus. Avec des fins de mois difficiles, humilié par le boucher, il attend dans un arrêt de bus sous un soleil de plomb lorsqu’un de ses anciens élèves passe au volant d’une belle voiture. «Il ne l’a pas invité à monter avec lui, une façon de lui dire : «Qu’astu fait de ton savoir et de ta science ? Tu étais sévère et exigeant.

Regarde où tu es et où je suis.» L’homme si gentil et si serviable recevra dans son courrier le dessin d’un cercueil qui le rendra fou. L’asile n’est-il pas le dernier refuge de la science dans le monde des ténèbres ? Une lueur d’espoir dans ce tableau noir et quasi apocalyptique : la rectitude et la détermination de Si Noury, son supérieur hiérarchique, officier de l’ALN, grand amateur de peinture qui n’a pas sa langue à lui-même à l’endroit de ses collaborateurs : «Certains ont eu plusieurs lots de terrain qu’ils ont revendus avec une plus-value substantielle, d’autres ont obtenu de belles résidences avec des courts de tennis en payant à l’Etat des sommes dérisoires. »

Notre fonctionnaire brave cependant certains interdits. Il s’autorise même une marge d’appréciation critique du système qui l’a enfanté, nourri et fait prospérer. Elle lui sera fatale : il est mis en préretraite par le remplaçant de Si Noury, un ignorant de première, passionné du désert (au sens propre et figuré de «sécheresse du cœur et aridité de l’esprit»), avant d’être assassiné au bas de son immeuble par Lotfi, le fils de son voisin Ammy Saïd, un jeune chômeur converti au terrorisme. Comme les héros de George Amado, Lyassine ne trouve réconfort et paix moral qu’auprès de Mehdi, le syndicaliste révolté et, plus profondément, de Nora, une fille de bar, pauvre et orpheline, mais une femme pour qui il existe, qui lui dit des choses gentilles, tendres et affectueuses.

Le premier aura été prémonitoire à son endroit : «Tu es trop naïf. Le jour où ils n’auront plus besoin de toi, ils te le feront savoir sans même te dire merci.» Dans un ultime retour aux sources, un voyage au village natal, c’est Nora qui l’accompagne. Il se confie à elle : «J’ai connu un certain Ghoul (son nouveau patron). Cet homme respirait la haine. Cela ne m’étonne pas que des gens se tournent vers des croyances qui semblent absurdes et dérisoires. Les gens sont désespérés. De quelque côté qu’ils se tournent, ils ne trouvent que méchanceté et mensonge.» Sitôt venu sitôt parti Lyassine sur une terre de forte ingratitude qui ne tardera pas à l’oublier parce que «ici l’oubli est naturel, normal ; on ne sait pas, on ne veut pas, se souvenir des morts.

Pas de bougies qu’on allume à la mémoire du disparu, pas de fleurs qu’on pose sur sa tombe, pas de stèle, pas de plaque et pas d’anniversaires pour se rappeler qu’il a existé sur cette terre». Pour son auteur, Jours de cendre est un témoignage cru et sans concession sur une société prise entre l’extrémisme violent d’une minorité qui instrumentalise la religion à des fins politiques et souvent crapuleuses et un pouvoir qui ne sait pas, ou ne veut pas, répondre aux aspirations de transparence, de liberté et de démocratie de sa population.

Ammar Belhimer

(*) Abdelkader Jamil Rachi, Jours de cendre. Algérie : Les années de sang (1992-1998), Editions du Panthéon, Paris 2008, 270 pages.

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