L’eldorado de la mort

L’Unique s’est-elle résolue enfin à lâcher du lest, comprendre à se défaire de la langue de bois quand il s’agit d’aborder les problèmes sociaux sensibles qui gangrènent notre société ?

Question lourde de sens pour une télé d’Etat qui nous a habitués à des discours lénifiants, dogmatiques, démagogiques empruntés aux conjonctures pour contourner les situations gênantes, voire embarrassantes pour le régime alors que la vérité apparaît souvent criante au commun des mortels malgré toutes les velléités de la voiler. Voir sans regarder, dire sans parler, la tâche du petit écran national mis sous haute surveillance politique n’est à l’évidence jamais aisée déjà pour rapporter sans les dénaturer les évènements qui bousculent le quotidien des Algériens.

Si on ajoute dans la forme l’excès de zèle pour transformer presque systématiquement le noir en blanc (le tout-va-bien) comme application d’une règle transmise de génération en génération, on a là le parfait contour de la caisse de résonance sans âme et sans intelligence pour laquelle le téléspectateur ne peut éprouver légitimement que rejet et répulsion. On nous rétorquera que la télévision algérienne, comparativement à de nombreuses chaînes africaines et dans le monde arabe, n’est pas si déliquescente qu’on a tendance à le faire croire. Il y a pire, souligne-t-on…

Elle a certes sa propre marque de fabrique qui s’inspire de la réalité sociopolitique du pays tout en étant soumise aux contingences d’une gouvernance qui aime bien penser à notre place, mais le produit informatif étant l’expression la plus sensible à l’intérieur d’un programme télévisuel global qui n’a ni l’ambition ni la prétention de révolutionner le monde de la communication, l’approche critique reste relative soutient-on.

C’est l’avis en tout cas des concepteurs qui ont la charge de faire vivre les trois chaînes que l’Algérie possède (ENTV, Canal Algérie, A3) et qui estiment que la télé nationale quoiqu’on dise n’est nullement en retard sur son temps. La preuve, pour revenir à la question du début sur la langue de bois, on se permet aujourd’hui une émission qui ose, sans tabous, s’attaquer à l’épineux mais néamoins explosif dossier de la jeunesse à travers le phénomène des harraga, sujet brûlant qui par sa dimension dramatique ne cesse d’alimenter les faits divers de l’actualité.

Disons-le tout de suite, « Yahdoutou aâindana » (c’est arrivé chez nous), qui a traité cette semaine de ce thème, s’est démarquée du cavenas traditionnel pour prendre la hauteur d’une émission de télé digne de ce nom dont l’intérêt principal est d’aller au fond des choses pour essayer d’expliquer les causes visibles et invisibles de ce fléau naissant en Algérie qui prend une ampleur inquiétante.

On a fait appel pour cela à des journalistes, spécialistes en communication, universitaires, des responsables administratifs en charge des problèmes de la jeunesse, des observateurs divers confrontés directement ou indirectement au phénomène des harraga, bref pour une fois à un large panel d’intervenants et d’interlocuteurs pour permettre aux téléspectateurs de comprendre, à travers une analyse aussi complète et diversifiée que possible, les raisons qui poussent tant d’adolescents à tenter la folle aventure au péril de leur vie.

Le débat a été professionnellement bien structuré par le directeur de la télévision, HHC, qui a retrouvé visiblement à cette occasion les sensations d’un journaliste soucieux du travail d’information cohérent qui ne devait surtout pas ennuyer par ses longueurs. La grande nouveauté est celle de voir l’émission s’éclater en une série de reportages effectués en Algérie et à l’étranger, là où les harraga algériens ont atterri après avoir survécu aux dangers de la mer et passé outre les filets de la police des frontières des pays hôtes comme l’Espagne, la France ou l’Italie.

Celle aussi de donner la parole aux principaux concernés, en l’occurrence les jeunes, harraga repentis, candidats potentiels au voyage de la désespérance ou simples adolescents qui à visage découvert hurlent leur mal de vivre à la face d’un gouvernement qui semble dépassé par les évènements. On savait déja que le problème des harraga était lié à une certaine idée, bien ancrée chez les jeunes, que de l’autre côté de la Méditerranée, c’est de toute façon l’eldorado comparé aux conditions sociales terribles et apparemment sans perpective vécues dans le pays. Pour la jeunesse qui n’a ni travail, ni logement, ni situation familiale stables, à quoi bon persister dans l’errance quand une autre vie vous appelle en Espagne ou en Italie.

Il suffit d’avoir l’argent du voyage qu’il faut ramasser dinar par dinar et le courage pour traverser la grande bleue dans des embarcations de fortune qui neuf fois sur dix n’atteindront jamais leur but. Changer de cap, la belle illusion. Sauf qu’entre le rêve et la réalité il y a le drame qui survient de manière foudroyante. L’image de ces corps anonymes repêchés en pleine mer avant de se retrouver dans un cimetière étranger sans identification a dû bouleverser les âmes sensibles. Elle devait surtout servir à frapper les esprits des postulants au voyage pour les amener à renoncer à leur funeste projet avant qu’il ne soit trop tard. Tout le débat de l’émission a tourné autour de cette opération de sensibilisation pour limiter à l’avenir les dégats, à défaut de pouvoir stopper définitivement le phénomène que connaissent également les pays voisins.

Discours didactique qui cependant a peu de chance de faire mouche dès lors que l’essentiel n’a pas été touché par « Yahdoutou aâindana », à savoir l’implication directe des autorités dans le drame social qui affecte cette frange de la population. En effet, le pouvoir, qui est responsable des problèmes multiples rencontrés par la jeunesse, a été subtilement épargné par HHC qui s’est contenté de faire un constat sans plus. Pourquoi les jeunes veulent-ils fuir leur pays ? C’est parce que, répondent les jeunes, vivre n’a plus aucun sens en Algérie. L’émission aurait gagné en faisant le procès du pouvoir, mais…

A. M.

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