La parabole du trimardeur (1)
L’image du trimardeur «travaillait» en silence depuis longtemps. Elle émergeait, fugace, puis s’enfouissait de nouveau comme si le moment de comprendre ses significations n’était pas encore arrivé. Le mot trimardeur, pour ceux qui ne l’ont pas rencontré, désignait cette armée de sous-prolétaires américains qui ont pullulé après la crise de 1929 qui erraient, par nécessité ou par choix, d’une région à une autre des Etats- Unis par goût de l’errance, parce qu’ils étaient devenus socialement des vagabonds ou pour chercher du travail.
Ils affectionnaient particulièrement les trains qu’ils attendaient juste après le départ des gares ou dans les virages et profitaient de leur petite vitesse, pour sauter dans les wagons en marche et se réfugier sur leur toit. Le cinéma et la littérature américains ont produit des œuvres, parfois bouleversantes, sur ces hommes laissés-pour-compte du rêve américain et que toutes les autorités pourchassaient car ils fournissaient aussi la base des syndicats et des mouvements socialiste et communiste américains dont vous trouverez des échos chez de nombreux romanciers américains mais plus particulièrement dans «la Rosse galette» et surtout dans «Manhattan Transfert» de Dos Passos, même si ce dernier ne parle pas de trimardeurs.
Pestiférés de la réussite américaine, les trimardeurs étaient les nouveaux sous-hommes, après les Indiens exterminés et les Noirs libérés de l’esclavage mais encore soumis au racisme le plus brutal et le plus rétrograde. Car, à côté de leur «réussite» capitaliste, les Etats-Unis restent le pays du plus grand succès des thèses racistes et ségrégationnistes sous toutes leurs formes et dans toutes leurs expressions y compris dans leur expression de classe. Ils pouvaient crever ces trimardeurs, se faire tirer dessus, aller en prison pour la simple raison de leur présence.
Sous-hommes, ils étaient. En sous-hommes, il fallait les traiter. Le capitalisme américain en phase d’achèvement de sa conquête du pouvoir et du pays devait écraser ses adversaires de classe et toutes les théories, comme vous en trouvez mille exemples chez Jules Verne, rendant normales, naturelles, légitimes la supériorité de race et de classe étaient les bienvenues.
Les Noirs, les Jaunes, les Indiens et les prolétaires restaient inférieurs par nature, par leur incapacité physique et morale de s’élever au-dessus de leurs instincts et atteindre à la supériorité morale des classes dirigeantes et ces classes dirigeantes l’étaient ou le sont parce qu’elles sont moralement et physiquement supérieures. Relisez Jules Verne, c’est un concentré de cette vision du monde, notamment dans Les 500 millions de la Begum.
Puis je me suis dit à partir de cette digression des trimardeurs, de ces errants misérables dans un pays immensément riche comme les USA, qu’on traitait avec cette indifférence leur sort et si l’indifférence du pouvoir au sort de nos harragas relevait du même ordre d’idées ? Et si cette indifférence exprimait un mépris pour ces «incapables» de se faire une place au soleil du système ? Et que signifierait ce mépris dans les mutations que connaissent aujourd’hui le pays et le système de pouvoir ?
MOHAMED BOUHAMIDI