Interview exclusive de la plus belle des exilées

Je l’avais cherchée partout en Algérie, mais je finis par comprendre qu’elle avait émigré. Aussi, quelle ne fut pas ma surprise de la revoir, rayonnante comme toujours, sur la terrasse de l’hôtel «Nour El Aïn», l’une des perles touristiques de Aïn Draham, cette charmante station climatique tunisienne qui surplombe les premières collines algériennes du côté de Souarakh, au bout d’une belle route de montagne.
Elle était là, allongée sur une chaise longue, prenant du soleil. Nous étions au mois d’avril et il faisait encore très frais. C’était bien elle, en déesse des bois, irradiant de sa beauté irréelle ces lieux qui auraient pu être tristes en ce matin brumeux. Mais non, la tristesse était chassée par sa seule présence. Elle leva la tête, ôta d’un geste élégant ses lunettes très sombres et me fixa de ses yeux clairs : «Toi ici, pas possible !» Elle bondit de sa chaise longue pour m’embrasser tendrement sur les joues. Puis, elle reprit sa place en face du désert blanc qui reconquérait la forêt après une apparition très brève du soleil. Alors, j’eus cette idée saugrenue de lui proposer de m’accorder une interview. Elle me fixa à nouveau et trouva l’idée pas bête du tout. Elle me donna rendez-vous pour 18h, devant la grande cheminée du salon-bar. Je m’étais lié d’amitié avec l’agent qui allumait, à heure fixe et avec un rituel singulier, cette colossale cheminée qui dominait de sa masse imposante tout le séjour. J’aimais le suivre dans les bois au moment où il allait ramasser les troncs des arbres morts et, petit à petit, nous étions devenus des amis. Souvent, il venait me cherchait pour m’annoncer qu’il allait procéder à l’allumage de la cheminée. J’accourais aussitôt, mais je n’étais pas seul. Tous les gosses, lâchés enfin par leurs parents, aimaient également assister à cette cérémonie. J’étais le seul client adulte au milieu de cette bande bruyante et cela me renforçait dans ma conviction, qu’au fond, je suis resté un môme et que, décidément, je ne serais jamais une personne sensée. Tant pis, si la vérité sort de la bouche des enfants, j’aime être encore enfant ! Elle était là, sublime, impériale, dans un manteau noir au collet montant très haut. Elle portait des bottines de la même couleur. Je m’assis à côté d’elle, sortis mon stylo et mon calepin et entamai l’interview :
M. F. : Madame, voici longtemps que vous êtes partie d’Algérie. Des rumeurs ont circulé sur les raisons de ce départ. Peut-on connaître enfin la vérité ?
L.J.D.V. : Nuance. Je ne suis pas partie. J’ai été chassée. Les gens du pouvoir et les fondamentalistes se sont ligués contre moi. Je n’étais pas assez sérieuse à leurs yeux. Pourtant, dès l’indépendance, les élites comprirent qu’il fallait accompagner la grande œuvre de construction nationale par une vie culturelle à la dimension des défis qui nous attendaient. Avec ses faibles moyens, le pays s’engagea dans la valorisation de la culture et des arts, donnant à chaque secteur sa véritable place dans le projet d’émancipation du peuple. C’est à cette époque que furent mises en place les bases de la future industrie cinématographique, partie de rien, et qui deviendra dans les années soixante-dix une référence. C’est au cours de ces années qu’un théâtre authentiquement national et révolutionnaire fut installé. C’est au cours de ces années que la littérature algérienne s’enrichit des meilleures œuvres post-indépendance, utilisant encore la langue française, butin de guerre, alors que les prémices d’une littérature en langue arabe annonçaient les grands auteurs à venir. La peinture algérienne était au summum. Les Algériens vivaient une vraie révolution dans tous les domaines, mais cela ne les empêchait pas d’être heureux, joyeux, gais. J’étais là pour leur donner tout cela et le couronnement fut cette merveilleuse explosion d’amour et de beauté qu’était le festival panafricain ! Plus tard, quelques politiques, que Dieu leur pardonne, pensèrent que la joie de vivre, la gaieté, la bonne humeur étaient incompatibles avec la révolution ! On avait confondu sérieux et tristesse. C’est à cette époque que commencèrent mes déboires. Mais j’avais pu résister jusqu’au début des années 1990. Là, on ne voulait plus de moi. Nos villes s’étaient soudainement habillées de morosité. La culture et les arts modernes reculaient affreusement. J’étais là pour encourager Linda de Suza à la salle Atlas ! Les fondamentalistes ne voulaient pas du gala. L’Etat recula. L’Algérie de ma jeunesse venait d’être enterrée sous mes yeux. L’Algérie de Larbi Ben M’hidi et de Hassiba Ben Bouali venait de céder devant les envoyés très spéciaux des talibans. Durant les mois qui suivirent cet incident, j’étais montrée du doigt dans les rues de Bab-El-Oued. Les barbus m’insultaient. Je perdis mon poste et fut remplacée par madame T. qui instaura tout de suite la fermeture de tous les espaces de convivialité, imposa un verrou supplémentaire à la culture de notre siècle, convoqua un certain cheikh Ghazali pour propager l’anéantissement de toutes nos valeurs algériennes authentiques et intoxiquer davantage notre jeunesse et créa toutes les conditions pour nous faire reculer d’un siècle, etc. Mais les choses allaient empirer quand les marabouts furent réveillés. Le conservatisme charlatanesque se conjuguait à l’ordre des obscurantistes et à une nouvelle culture importée d’Arabie saoudite pour envoyer l’Algérie vers les âges obscurs. L’école avait pour mission d’accentuer ce décalage avec le monde moderne en refusant aux enfants de bénéficier de la rigueur de la pensée logique, les éloignant de toute rationalité pour les enfoncer dans l’arriération et l’obscurantisme. Là, je n’en pouvais plus. Le monde est grand et j’étais chez moi partout, sauf en Afghanistan, en Iran et en Arabie saoudite. Pour des raisons politiques qui les arrangent, ils veulent mettre la Syrie ou Cuba sur la liste de mes ennemies. Jamais ! Je suis très à l’aise dans ces deux pays. J’adore ces deux peuples modernes et qui vivent cent à l’heure…
M. F. : Que faites-vous en Tunisie ?
L.J.D.V. : J’y suis pour quelques jours. C’est un pays que j’adore. Les gens ne se sentent pas obligés d’être plus musulmans que les autres. Ils vivent l’islam de leur siècle en le gardant intact, pur et en refusant de tomber dans le piège de l’intégrisme. Ceci grâce à une pensée rationnelle qui leur permet de séparer le bon grain de l’ivraie. Nous sommes au pays de la grande Zitouna et l’islam y est simple : nous avons cinq obligations à accomplir et certains comportements à éviter. C’est clair et net. Mais les nouveaux docteurs de la foi inventent tous les jours mille autres obligations et dix mille nouvelles interdictions ! Je suis bien avec les Tunisiens parce qu’ils réfléchissent et agissent en hommes modernes sans perdre leur authenticité et leur attachement à la religion de la paix ! Regardez les Marocains aussi, ils viennent de renvoyer à leurs classes les islamistes. Dans ces deux pays, il y a une volonté manifeste d’assumer la modernité…
M. F. : Ne pensez-vous pas que c’est un peu schématique. Si le peuple tunisien devait voter librement, ne choisirait-il pas, lui aussi, les islamistes ? Quant aux Marocains, et sans aucune arrière-pensée, n’y a-t-on pas joué à l’algérienne pour manipuler les élections ?
L.J.D.V. : Écoutez, moi je ne fais pas de politique. Mais, si vous voulez mon avis, les Tunisiens, et particulièrement les Tunisiennes, sont trop attachés à leur liberté pour tenter le diable. Et puis, ils ont le «bon exemple» à côté : le retard social et les bombes. Quant aux Marocains, vous ne pouvez pas être plus royaliste que le roi. Le parti islamiste donné favori et grand perdant, lui-même a dit que les élections n’ont pas été entachées d’irrégularités. Il fait plutôt un reproche aux partis vainqueurs en affirmant qu’ils ont payé les électeurs ! Peu importe. Ce que j’essaye de vous expliquer, c’est qu’il est impossible d’aller vers la démocratie et la liberté sans modernité. C’est une impossibilité j’allais dire physique ! Il faut d’abord choisir le camp de la modernité, s’éloigner des attitudes et des comportements irrationnels, changer l’esprit de l’école, réduire l’impact de l’obscurantisme, etc. Et pour cela, il faut un pouvoir fort, avec des objectifs clairs… Les gens ne se rendent pas compte et le jour où il sera trop tard, ils seront obligés de baisser la tête ou de résister ! Mais auront-elles la capacité de le faire, ces élites laminées par les départs successifs des meilleures compétences ? Vous serez obligés, prochainement, de subir le diktat des trabendistes analphabètes qui contrôlent l’argent du pays et qui vont passer au contrôle de la politique… Eux, leur idéologie est claire. Voilà, cher ami, je ne pense pas que je reviendrai chez vous. Vous avez vendu votre âme à ma concurrente, Madame T.
M. F. : Mais qui est Madame T. ?
L.J.D.V. : C’est Madame Tristesse…» Les flammes de la cheminée montaient maintenant très haut. La belle dame m’invita à dîner. J’étais heureux d’avoir pu interviewer L. J. D. A., La Joie De Vivre, mais j’étais triste de savoir qu’on venait de la perdre à jamais ! Nous sommes foutus car cette sorcière de Madame T. n’est pas près de nous lâcher !

Maâmar FARAH

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