Le ministère de la tristesse

Paradoxalement, l’archaïsme social, porté par un courant politique à mille lieux des enjeux du siècle, a commencé à produire ses effets au moment où, incrédules, nous croyions que le soulèvement populaire du 5 Octobre 1988 allait apporter démocratie, progrès et modernité. Ebranlé dans ses assises, le système laissera faire et si les barrières juridiques sont dressées à temps pour empêcher l’exploitation de la culture ou de la religion dans la vie politique (Constitution de 1989), rien ne sera fait concrètement pour prévenir les dérives.
Mais, dans le climat politique de l’époque, empêcher un courant de s’exprimer pouvait être interprété comme une censure politique ou une volonté de restaurer la pensée unique. Aussi, avons-nous peut-être manqué de vigilance vis-à-vis de la question de l’islamisme, surestimant certainement le poids réel des formations modernistes dans les joutes à venir. Finalement, le bipolarisme s’installera et deux forces domineront la scène : le vieux parti unique et le FIS, large front accumulant toutes les déceptions, les désillusions et les amertumes, brassage de tendances diverses unies par la même vision rétrograde. Encore une fois, nous étions devant un dilemme insoluble : choisir entre la peste et le choléra. La lutte contre l’islamisme politique ou armé ne peut aboutir que si la société est impliquée. Elle l’a été, et très fortement, durant la décennie écoulée : sans la mobilisation et le sacrifice des élites éclairées du peuple algérien, la République n’aurait pas fait long feu. Mais, à voir l’état des lieux, en ce mois de novembre 2006, on serait tenté de s’écrier «tout ça pour ça !». En réalité, nous ne sommes même pas revenus à la case départ, comme l’admettent les plus optimistes d’entre-nous. Nous nous trouvons dans une situation bien pire que celle du début des années 1990 : la société, pourtant musulmane depuis des siècles, n’a pas su résister à l’islamisme comme mode de vie et de pensée totalement étranger à l’esprit de la religion et aux traditions et mœurs maghrébines. Quelqu’un se souvient-il des avertissements du général Lamari dans sa célèbre conférence de presse télévisée : «il ne sert à rien de combattre militairement le terrorisme islamiste, si l’école et la mosquée continuent à former des islamistes purs et durs» (ce n’est pas du mot-à-mot, mais l’esprit y est) ? Cette démobilisation n’est pas le fait du hasard. Préparé par des tendances politiques qui avaient clairement exprimé leurs ambitions (relire nos papiers de 1999/2000 sur Bouteflika), aidé par la démission ou la trahison d’autres forces, facilité par le silence des savants de la foi, cet enlisement progressif donne les résultats que l’on voit : l’Algérie est aujourd’hui un pays beaucoup plus proche de l’Arabie saoudite, de l’Iran et de l’Afghanistan que de la Turquie, de la Tunisie ou du Maroc ! Le problème fondamental auquel nous faisons face est qu’il ne s’agit pas, cette fois-ci, du choix folklorique d’un parti ou d’un groupe dominant, ni d’une mode passagère, mais d’un «choix» de la majorité des citoyens de ce pays qui, en vérité, n’avaient aucune autre alternative ! Lorsque nous parlons de pratiques moyenâgeuses et que nous insistons sur l’extraordinaire recul de toute une société, nous ne faisons pas de la simple rhétorique ; il s’agit d’une question éminemment politique. Il y a une forte interaction entre les petites choses de la vie quotidienne et les choix politiques fondamentaux. Et, au lieu de nous fourvoyer dans des analyses devant établir que le pouvoir prépare le retour du FIS ou d’un quelconque parti du même acabit, ne serait-il pas plus utile de sortir de son cocon et de jeter un coup d’œil objectif sur la société qui nous entoure et qui est, déjà, avec ou sans le FIS, fortement islamisée ; marchant, à pas pressants, dans la direction opposée à la modernité. N’est-ce pas la preuve vivante que le plan machiavélique n’est pas à son début, comme on pourrait le croire, mais touche à sa fin ? Lorsqu’on observe la société, on ne manquera pas de relever une foultitude de faits qui, revus sous l’angle politique, nous renseignent sur l’avancée réelle de l’islamisme, seule option occupant le terrain après le naufrage des valeurs héritées des décennies précédentes. Ne nous y trompons pas : la façade est moderne, mais lorsque les souks et les bazars remplacent les magasins modernes, lorsque les étals en plein air et sans aucun contrôle deviennent la principale source d’approvisionnement de la population, lorsque l’impôt n’est pas payé par la majorité des commerçants, lorsque le système bancaire moderne est fustigé, lorsque les charlatans et les marabouts remplacent les véritables savants de l’islam, lorsque les arts médiévaux refont surface au moment où disparaît, presque totalement, la culture moderne ; lorsque les salles de cinéma restent fermées, que les théâtres ne servent plus à rien, que les auteurs de BD sont obligés d’émigrer, que les scientifiques, les élites, s’en vont, que les guérisseurs remplacent les médecins, que reste-t-il ? Il reste la mosquée. Mais elle ne suffit pas pour développer un peuple. Elle est, certes, irremplaçable en tant que centre de rayonnement spirituel et elle peut, parfois, accomplir un rôle social ; mais, il nous faut aussi des temples de la culture moderne, des espaces où nous pouvons vivre, apprendre et échanger comme le font nos semblables sur le reste de la planète. La société algérienne a été poussée sur le mauvais chemin et elle n’est pas prête à faire demi-tour. Pourtant, le siècle nous appelle. Le siècle, ses lumières, ses connaissances, sa technologie, ses conquêtes aussi : sociales, politiques, qui vont de pair avec le reste. Nos gouvernants veulent nous convaincre que l’importation des outils technologiques est un acte de modernité. Faux. Il s’agit d’une simple consommation de technologie, sans aucun apport positif sur les comportements et les modes de pensée. La bagnole ou le téléphone mobile ne sont pas des vecteurs de modernité, même s’ils facilitent la communication. L’Etat a une très grande responsabilité dans la diffusion des connaissances et de la culture modernes, afin de placer les générations montantes dans leur siècle. Ces jeunes qui pensent comme nos aïeuls sont les victimes d’une formidable manipulation : seule la culture moderne peut les sauver du désespoir et leur donner le goût de la vie et l’espoir dans leur patrie. Restaurer toutes les salles de cinéma ne coûterait pas l’équivalent de quelques kilomètres d’autoroute ! Redonner vie au théâtre, n’est pas plus difficile. Relancer le festival d’arts plastiques de Souk-Ahras ou celui de la bande dessinée de Bordj El Kiffan, ne boufferait pas le 1/10ème des sommes colossales que l’on réserve aux festivals de prestige estivaux ! Animer nos villes et nos villages, redessiner le sourire et réinstaller la joie de vivre dans les cœurs de nos concitoyens désespérés, est une œuvre à notre portée. Mais, ce gouvernement favorise la culture islamiste et installe la déprime dans les cœurs. Il noircit nos week-ends et nos jours fériés. Il n’aime pas la fête, la joie. Il est triste comme son ministère de la Culture. L’islamisme, nous y sommes et, visiblement, le seul moyen de s’en sortir est de multiplier les résistances civiles, les luttes syndicales et citoyennes ; en bref, donner corps à la vie civile. Cela risque d’être long et pénible ; mais nous ne voyons pas d’autres issues. N’importe quel citoyen algérien, encore «civilisé», éprouve un sentiment de désarroi et d’incompréhension face à cette inéluctable descente aux enfers. Il a l’impression de venir d’une autre planète. Il peut choisir de partir et, au vu de l’état actuel de la société, on ne pourrait lui reprocher ce choix. Il peut aussi rester. Dans ce cas, il faut savoir que les choses vont aller de mal en pis ces prochaines années, car nous n’avons pas encore atteint le fond du gouffre ! Atteindre ce fond, poser enfin le derrière sur ces terres abyssales, ne sera pas forcément une catastrophe et il n’y aura pas de raison de paniquer. Au contraire, c’est la meilleure chose qui puisse nous arriver : à ce moment-là, nous serons sûrs, au moins, de ne plus avoir à dégringoler ! Et puis, si tout va bien, je vous inviterai au cinoche… C’est mon rêve. Des salles de cinéma partout, des sonneries, des affiches, des affichettes, des placeuses, des «esquimaux». Voilà nos rêves à l’ère du premier gouvernement islamiste, en novembre 2006.

Maâmar FARAH

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