Sans ce cri !

Trois questions ont gâché la semaine de nos analystes. La première est perfide : le pouvoir est-il corrompu parce qu’il est antidémocratique ou est-il antidémocratique parce qu’il est corrompu ? La seconde est plus émouvante : que doit entreprendre un pouvoir corrompu contre la corruption sans éliminer la corruption et menacer ses fondements de pouvoir corrompu ? La troisième, heureusement, est plutôt d’ordre ludique : un pouvoir antidémocratique doit-il venir en aide aux contre-pouvoirs démocratiques et les aider à combattre le pouvoir antidémocratique ? Si je reviens aujourd’hui sur ces trois interrogations dont la gravité n’échappe à personne, c’est parce qu’elles ont été réellement posées cette semaine, et avec une insoupçonnable solennité.
On savait difficile de guérir de l’enfance et de ses innocences. Il nous faut désormais admettre qu’on ne se remet pas non plus de ses illusions. On a subi les deux premières questions par la faute d’un intrus au nom barbare : l’AACC. Entendez par là l’Association algérienne de lutte contre la corruption, une structure presque irréelle et dont on s’étonne d’autant plus de l’existence en cette époque d’indifférence qu’elle rivalise en audace et en témérité, avec des chiffres et des témoignages troublants. Diable, lisez-donc : «En 2007, la corruption est devenue une gangrène qui a atteint toutes les institutions de la République dans une sorte de concurrence criminelle entre clans mafieux, concurrence qui ne semble marquée par aucune limite !» Traduisons : c’est au sein même du pouvoir que s’organise et se gère la corruption. Puis plus cette courageuse association dont je ne retiendrai jamais le nom donne le coup de grâce : «Il n’y a aucune volonté politique de lutter contre la corruption.» Inutile de traduire : la première traduction est valable ici. S’ensuivirent alors des analyses très savants et des interventions officielles très sérieuses autour de la meilleure technique pour les pirates de tuer leurs propres vaisseaux. La troisième question a un coupable officiel : M. Boukerzaza. Le tout nouveau ministre de la Communication a annoncé un «plan Marshall» pour la presse publique, avec force milliards. «Et moi, et moi ?» ont immédiatement répliqué des titres de la presse privée. L’un d’eux, sur un ton docte, a même fait, noir sur banc, cet incroyable constat : «Le ministre semble faire abstraction de plus de 300 titres de la presse privée qui emploie environ 5 000 salariés – entre journalistes et assimilés – pour concentrer ses efforts sur les seuls médias publics.» Le tout ponctué par une supposition inimaginable : «Faut-il comprendre que la nouvelle stratégie – si tant est qu’on puisse la qualifier ainsi – du ministre se décline comme une volonté d’opposer la presse publique à celle privée en dotant la première de moyens matériels et techniques lui permettant de noyer la seconde ?» Et c’est ainsi qu’en 2007, le régime algérien bénéficie, contre toute attente, des avantages de l’innocence politique : il construit un pouvoir absolu mais on en attend qu’il édifie la démocratie ; il décapite les contre-pouvoirs, mais on explique sa férocité par un moment d’égarement. Combien faut-il de syndicalistes en prison et de journaux liquidés pour réaliser qu’on est devant une stratégie bien mûrie de mse en place d’un pouvoir absolu d’ici 2012 ? Le régime, ouvrons les yeux, n’a pas l’esprit à aider le pluralisme mais à l’éradiquer. Dernière victime en date : le syndicaliste Badaoui qu’on menace désormais de prison. Deux morales à cette histoire. D’abord que les deux phénomènes sont liées : plus on décapite les contreouvoirs plus la corruption s’épanouit. Qui va dénoncer quoi dans un système absolutiste ? La corruption est la fille du totalitarisme. Ensuite que rien n’est fatal. Je cite l’idée de l’infatigable militant Si Mohamed Baghdadi : il suggère la création d’un «comité Badaoui» pour les libertés syndicales sur le modèle du «Comité Benchicou pour les libertés», créé par des amis pendant mon incarcération. J’en suis ! C’est ainsi qu’on donnera raison à Djaout : «Sans ce cri, le pays ne serait plus qu’un souvenircompost, qu’un guet-apens pour le larmier.»
Hachemi Chérif : la solitude de l’amant

Aujourd’hui, au-dessus de sa tombe se pencheront quelques amis infaillibles, le parfum du myrte et la brise voisine d’une mer désabusée. (*) Exercer un contre-pouvoir ? Hachemi Chérif avait donné, à sa manière, les deux secrets de l’opposant en phase avec son époque : être à la fois amant et guerrier de sa terre. Amant qui accepte de tout subir pour lui épargner la dégradation définitive qui se trouve dans la soumission et la servitude. Amant de sa terre pour savoir la juger de l’intérieur, se confondre avec elle, la bousculer de ses colères, non pour ajouter à son insupportable malheur, mais pour désigner, comme dit l’écrivain, dans les murs contre lesquels elle butte depuis cinquante ans, des portes qui pourraient s’ouvrir. Amant de sa terre pour savoir qu’il n’est pas assez de critiquer son temps, il faut encore essayer de lui donner une forme et un avenir. C’est pourquoi Hachemi n’oubliait pas d’être guerrier devant la tragédie : il avait choisi de décrire le siècle de son peuple en regardant dans les yeux ses deux démons : l’intégrisme et le pouvoir corrompu. Et de les affronter simultanément dans l’espoir qu’ils desserrent leurs crocs. C’était son combat. Il faut, je crois, pour cela, pour être amant et guerrier de sa terre, ne pas supporter le malheur des humiliés et redouter qu’ils ne désespèrent pour toujours et nous avec eux. On savait Hachemi capable de cette exceptionnelle générosité. Ce qu’on sait moins, c’est la valeur qu’il avait lui-même à ses propres yeux. Car pour vraiment aimer sa terre et les hommes, il faut aussi avoir une vraie estime de soi, et au juste prix. Et quel est le prix de l’homme qui détourne la tête aux cris de la victime et qui, devant l’injustice, consent à baisser le front ? Hachemi est mort après avoir passé une vie à se mesurer à cette question. C’est pourquoi il a vécu dans la solitude de l’amant et du guerrier. Face aux connivences massives de notre temps, face aux machiavélismes, face aux pédantismes intellectuels, aux esprits corrompus et aux frivolités courtisanes, face à tous ceux-là qui n’ont mis que leur fauteuil dans le sens de l’histoire, Hachemi était bien seul. Seul à aimer l’Algérie comme on ne l’aime plus aujourd’hui. Ce matin, au-dessus de sa tombe se pencheront donc quelques amis infaillibles, le parfum du myrte et la brise voisine d’une mer désabusée. Hachemi, parti depuis deux ans, n’en finit pas d’épuiser sa solitude sur cette terre livrée aux voracités des puissants et aux trahisons des clercs, aux voix asservies, aux soupirs de désespoir et aux calembredaines des encenseurs. Comme s’il était encore trop tôt pour se rappeler de l’incroyable réalité de ses pressentiments, encore trop tôt pour nos naufrages, trop tôt pour s’alarmer d’une noyade qu’il avait décrite pour nous, encore trop tôt pour réaliser l’ampleur de ses prémonitions. Trop tôt ou trop accablant, trop lourd, trop ruineux… J’allais dire trop cher… Mais dans l’écorce rugueuse des hypocrisies, Hachemi Chérif, par la persistance de ses refus et la pureté de ses obstinations, aura imposé, plus que des idées, l’existence du fait moral dans la politique : on peut aimer sa terre pour elle-même. Et mourir pour soi. Le genre de combat, comment vous dire, qui mérite qu’on soit seul…
M. B.
(*). Un recueillement sur la tombe de Hachemi Chérif aura lieu aujourd’hui jeudi à 11 h, au cimetière Miramar (Saint-Eugène).
- La fédération d’Alger du MDS invite tous ceux qui ont connu Hachemi Chérif à 17 h au siège du MDS, 67, boulevard Krim- Belkacem, Alger, pour un hommage à la mémoire de ce grand patriote.
- Retrouvez chaque jour Mohamed Benchicou dans http://benchicou.unblog.fr/

MOHAMED BENCHICOU

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