HALTES ESTIVALES

Il trouva un peu triste que des jeunes éprouvassent autant de joie à quitter les terres qui les avaient vus naître. Cependant, il se garda de les décourager et comprit enfin pourquoi les autres, Amar, les deux vieillards et tous les adultes du bar, ne tentaient pas d’arrêter ce véritable flux qui envoyait vers l’Italie une main-d’œuvre jeune, robuste et bon marché.

Quelque chose clochait dans ce système absurde qui avait pour seule fonction de créer le désespoir. Autour de lui, les gens n’en pouvaient plus et toutes les solutions étaient bonnes. Plus tard, de son balcon, Karim jeta un dernier coup d’œil au groupe qui avait repris son boulot. Le chanteur continuait de clamer ses poèmes à la lune qui faisait danser les vagues tachées de beaux reflets argentés. Le lendemain, et après un bon repos et quelques pots, Karim chercha les jeunes de la veille. Il en trouva quelques-uns s’activant sous un soleil de plomb.

Les autres arriveront le soir car le plus gros du boulot se faisait dans la fraîcheur de la nuit. Il fut bien accueilli et on lui servit un café express que l’on fit venir de la petite guinguette de la plage. Karim voulait savoir s’il y avait un passeur ou si c’était l’aventure totale. Michigan, le jeune roux, lui répondit que le passeur revenait cher : sept millions par tête de pipe. Par contre, en se prenant en charge, ils n’avaient qu’à payer la barque qui sera abandonnée en Sardaigne. Il fallait aussi acheter les moteurs, deux pour plus de sécurité, le GPS pour se diriger dans l’obscurité et quelques provisions ainsi que le carburant. «La barque peut prendre jusqu’à huit personnes. Pour le moment, nous sommes six et il y a deux places libres. D’ici demain, il se pourrait que des candidats se manifestent.

Nous évitons d’en parler beaucoup pour ne pas éveiller les soupçons, mais la chose peut se savoir dans les circuits souterrains», précisa Michigan. Karim mangea rapidement et monta dans sa chambre pour la sieste. Il était tombé sous le charme de ces aventuriers. Le soir, il décida de ressortir et d’aller retrouver ses nouveaux copains pour une nouvelle veillée sous le clair de lune. Les préparatifs allaient bon train. Plus que vingt-quatre heures avant le grand départ. Karim avait des choses à dire aux jeunes.

D’abord, il leur fit un cours sur la Sardaigne. Aux premières paroles prononcées, tout le monde se regroupa autour de lui : «Savez-vous que la Sardaigne a la forme d’un rectangle. Curieusement, il y a un golfe dans chaque direction cardinale. Il y en a quatre ! Le premier à l’est, le second à l’ouest, le troisième au nord et, enfin, le quatrième au sud. C’est ce dernier qui vous intéresse : c’est le golfe de Cagliari, la capitale de la Sardaigne. Si vos calculs sont bons vous débarquerez de ce côté de la façade sud de l’île.

Mais si vous dérivez à l’ouest, vous pouvez tomber sur le cap Teulada ou sur le cap Spartivento. Et si, vraiment, vous dérivez encore plus à l’ouest, il se pourrait que vous échouiez sur l’île de Sant’Antioco ou, pire, sur celle de San Pietro !» «Nous pouvons aussi dériver à l’est et tomber sur le continent», ajouta l’un des jeunes. Karim regarda longuement la mer d’un bleu intense qui s’étendait à l’infini devant eux, but une gorgée de thé à la menthe, alluma une cigarette qu’il écrasa aussitôt dans le sable, en pensant au pauvre bougre qui lui avait conseillé, un jour, d’arrêter de fumer, puisque il ne fumait pas réellement», puis répondit :

«Tu veux dire sur la botte italienne qui est une presqu’île. Je ne sais pas vraiment, mais si les conditions climatiques ne se gâtent pas, et avec l’aide du GPS qui est d’une précision infaillible, vous arriverez à bon port. Ne vous attendez pas à tomber sur de belles plages où le débarquement sera aisé. La côte sarde est constituée essentiellement de criques et de rochers, ainsi que de grottes.

Vous pouvez certes échouer sur une plage de sable, mais généralement elles sont enclavées et d’accès extrêmement difficile. Il faut se préparer à tout…»
Le jeune était satisfait par la réponse, mais un autre, pas du tout rassuré par l’intérêt excessif que portait Karim à la Sardaigne, lui posa cette question : «Comment sais-tu tout cela ?


- Je me suis documenté beaucoup au cours des derniers jours. J’ai trouvé un guide chez un bouquiniste. Il est un peu vieux mais l’essentiel y est. Il y a tout sur la géographie, le climat, la bouffe, les us et coutumes, les moyens de transport, etc.
- On peut travailler dans l’île ou faut-il aller en Italie ? demanda un troisième
- Il est possible de dénicher un petit boulot dans l’agriculture locale. De nombreux fermiers préfèrent engager les clandestins car cela leur coûte moins cher. Mais les périodes sont limitées aux grandes campagnes agricoles, répondit Karim.

  -Moi j’irai sur le continent. Cette île ne me dit rien qui vaille. Si nous y allons, c’est parce que c’est le coin d’Europe le plus proche de nous ; c’est un simple passage obligé, intervint le même gars qui voulait en savoir plus sur la bouffe.
- La Sardaigne est une île située au cœur de la Méditerranée occidentale et à une demi-journée de barque de chez nous. Vous ne serez pas dépaysés question bouffe : il y a des plats typiques italiens, mais il y a aussi des recettes qui ressemblent aux nôtres, avec les mêmes produits et les mêmes saveurs. Je vais vous surprendre en vous disant qu’il existe même un couscous local appelé la Fregula. Ce sont des boules de semoule faites à la main comme chez nous.

La seule différence est dans la manière de les cuire puisqu’elles sont grillées au four. Vous ne serez pas dépaysés par la cuisine sarde et vous ne serez pas gênés en réclamant plus de pain : les Sardes eux-mêmes en consomment beaucoup ! «Il y a une très grande ressemblance entre le peuple sarde et le nôtre. Avec plus de mille huit cents kilomètres de façade maritime, on n’y trouve pas de grandes traditions culinaires à base de poisson, comme chez nous ! Nos deux peuples tournent le dos à la mer !» Les jeunes s’étaient mis à rêver à cette île si proche, et pourtant si lointaine. Tous étaient rassurés par les paroles prononcées par Karim. Mais, au fond d’eux-mêmes, une seule question, qu’ils n’osaient pas poser, trottait : «Les filles sont-elles gentilles et belles ?» Après quelques moments de silence, Karim étonna tout le monde en déclarant qu’il voulait être de la partie. Les jeunes, surpris, se levèrent et l’un d’eux manifesta son courroux : «Il fallait nous le dire plus tôt, cher papa. Fallait pas nous sortir le grand cours de géographie ! Pourquoi tourner autour du pot ?» Celui qui venait de parler était le chef. On l’appelait Rambo à cause de la carrure qu’il se payait. Michigan intervint en faveur du vieux : «Où est le problème, Rambo ? Ne cherchions-nous pas, justement, deux autres candidats ?
- Ce n’est pas la question. Un type aussi âgé, on n’a jamais vu cela dans l’histoire de l’émigration clandestine. Tiendra-t-il le coup ? S’il lui arrive un pépin, nous serons traînés devant la justice…»


Soussou, un gars malingre portant de grosses lunettes qui rendaient ses yeux très petits, prit aussitôt la parole : «Moi, avant tout, je voudrais connaître les raisons qui poussent ce vieux à partir. C’est pas normal du tout ! Les jeunes, d’accord, mais quelqu’un de ton âge, ça, je ne le gobe pas du tout. Que vas-tu faire là-bas ? Nous, on est prêts à faire n’importe quoi, pourvu qu’on quitte ce foutu bled. Nettoyer les chiottes ou prendre des quintaux de blé sur nos épaules, suer dans les champs sous le soleil ou bosser nuit et jour, on est prêts à tout ça pour gagner notre vie, mais toi, peux-tu faire tout cela ? Si tu restes avec nous, tu seras une charge inutile… » Il fut interrompu par Pierrot le Fou, l’intellectuel de la bande : «Absolument, c’est pas normal du tout ! Peut-être même qu’il a quelque chose à se reprocher. Voilà pourquoi il tente de fuir. Moi, je ne l’ai jamais vu ici ! D’où vient-il et que fait-il chaque nuit sur cette plage ? C’est peut-être un criminel et il va nous attirer des ennuis. Peut-être que c’est un sale voleur qui a piqué l’argent dans les caisses du peuple. Peut-être que c’est un chef terroriste recherché !»
M. F.

P. S. : tiré du roman «Le rêve sarde» en cours d’impression

Par Maâmar FARAH

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