Autoportrait collectif
La colère, il l’a, facile, par hérédité. Elle lui vient à cause du soleil qui tape dur, des coupures d’eau, des pénuries de lait et d’oignons verts, du régime politique hybride et louvoyant, des défaites récurrentes de l’équipe nationale de football, de l’horrible uniformisation des ordures, de la standardisation par le plastique, des embouteillages monstrueux d’où l’on ne sort que par piston,
de la prolifération des cancrelats, de la baisse inquiétante du niveau des profs dans les collèges, de l’augmentation du prix du ticket du bus, du trucage des élections, du découpage administratif hallucinant, de l’invasion des BTS qui mettent la main sur les appartements destinés aux recasés dont les vieilles maisons se sont effondrées, des Kabyles qui disent dans un arabe nucléaire qu’il y en a assez de l’arabe, des Arabes qui n’ont rien d’arabe et qui disent aux Kabyles qu’ils ne sont pas assez arabes, des profs de français trop ignares pour ne pas se vanter d’étudier Khalil Gibran dans le texte,
des hommes de théâtre qui prétendent que Beckett s’appelle réellement Bekat et qu’il a commis l’infamie de renier son nom arabe, des cinéastes qui tournent en rond en broyant de la pellicule vierge, des flics scotchés aux carrefours qui se la jouent Starsky et Hutch, des ouvreurs de salles de cinéma qui jurent qu’Elia Kazan avait longuement hésité avant de choisir Brando pour Sur les quais et que Brando,
loyal, était venu leur demander quelques ficelles, des vendeurs de cigarettes qui ne rendent jamais la monnaie, des bourgeois qui sentent encore la bouse de vache, de l’élite qui se délite, des informations de 20 heures qui t’apprennent moins que le coiffeur en plein air de la rue de la Lyre, des barbus sans barbes, des fourmis qui se baladent en bataillons disciplinaires sur le parpaing du vide sanitaire, des chenilles processionnaires qui mangent les arbres de Chréa dont tout le monde se fout comme de son premier kamiss, des trains qui déraillent,
des avions qui crashent, des avions qui crachent du napalm, des bus qui cahotent sur les pentes de Bouzaréah plus difficilement qu’un alpiniste vers l’Everest, de Jugurtha qui a voulu acheter Rome, de l’Emir Abdelkader qui ne savait plus s’il fallait résister ou se désister,
de la Kahina qui était sympa mais dommage qu’elle était juive, de Lalmas qui a raté un but contre les Lions sénégalais le 27 mai 1967 à 21h45 au stade des Anassers, des profs d’histoire qui racontent des histoires, des plantons, des juges qui disent avoir le droit de dire le droit et qui le disent plutôt à l’envers qu’à l’endroit, des ascenseurs qui ne marchent pas comme s’ils fonctionnaient au fuel dans un pays frappé par le choc pétrolier, des gosses qui sniffent des mouchoirs sortis des pots d’échappement de Honda-civic, du népotisme, du clanisme, du clientélisme, de la prévarication, du droit de cuissage, de la salmonelle, des sermons,
des promesses non tenues, des serments trahis, de la trahison des serpents, du casher fait avec de la viande d’âne, des pères et des maires encartés au FIS, des fils de personne qui se jettent à la mer pour fuir frères et mère, de l’obscurité dans les cages d’escalier où on assassine des universitaires et des journalistes, des demi-soldes qui se sont tirés avec la malle pour ouvrir des boucheries halal au-delà des mers,
des rigolos qui ne font rigoler personne d’autre que leur belle-mère aux anges, des anges gardiens qui ne gardent rien du tout, des amours impossibles à cause du marabout là-bas au bout, des poèmes déclamés en prime-time par des poètes qui ont chanté les louanges de tous les chefs tant qu’ils sont chefs, du dinar qui se dévalue moins vite que celui qui n’en possède pas un rond, de la chorba trop piquante, de la chorba pas assez chaude, de celles et ceux qui renchérissent la chorba.
Cette colère suscitée par une, quelques-unes ou toutes ces raisons réunies ne le transforment pas seulement d’homme de mesure et de pondération, prompt à philosopher pour dédramatiser le drame, un brin taquin mais avec esprit, cultivé, raffiné, en homme vulgaire et inattentionné, en barbare sans pitié, en rustre normal, en goujat fier de l’être, en redoutable machine à jouer du coude et de l’acrimonie.
C’est un autre homme, à la face cramoisie, aux dents disjointes, aux oreilles allongées, aux mains dessinant des moulinets dans l’air aussi tendu que ses nerfs, que la colère fabrique. Et pour fabriquer cet homme automatisé en robot irascible et cynique, il suffit de presque rien.
Un mot mal placé, un geste hors de propos, une allusion, un regard qui se trompe de mire, mettent le feu aux poudres, réveillent tous les griefs qu’il nourrit en son for intérieur en cercles concentriques contre son voisinage immédiat, puis son quartier, sa ville, son pays, son continent, le tiers-monde, le monde arabo-musulman accroupi en génuflexions cependant que les autres foulent la lune et taquinent mars, l’univers berbère qui pleurniche en chantant des mièvreries en plaquant trois frustes accords sur une guitare déréglée, l’humanité entière frappée de cécité et d’ingratitude d’ignorer ce que lui apporte cet être messianique dilué dans la multitude enguenillée et acariâtre qui traîne un désespoir enjoué et exotique dans ce purgatoire infernal qu’est l’hémisphère sud.
Il élargit parfois le cercle des récriminations jusqu’à Dieu lui-même qu’il voudrait, au prix du blasphème qui entraîne la mort brutale, affubler d’un nom inédit et sulfureux, inconnu des 99 noms et adjectifs que les soufis récitent dans la transe d’avant en arrière et que les imams en costume alpaga égrènent avec leur chapelet d’ambre béni par le gardien des Lieux Saints et de l’OPEP en personne.
Charité bien ordonnée commençant par soi-même, il s’insère lui-même dans le cercle de tous les griefs. Il s’en veut d’être né à l’endroit précis où il était fortement déconseillé de naître.