LA TRÊVE DU KALBALOUZ

a te fait comme l’écolier qui reprend le chemin de la classe après de bonnes vacances ! Dur de se lever le matin, surtout en plein diurne couvre-feu ! La langue est pâteuse de soif et de continence : l’eau et la salive, voilà la grande sécheresse du Ramadan ! Avec des températures proches de celles de l’enfer, mieux vaut l’économiser, ton viatique, faute de quoi tu risques d’y retourner.

«Si ce que tu dis est moins beau que le silence, alors il vaut mieux te taire», recommandait Khalil Djabran. Son prophète continue de servir presto. Alors qu’ils sont devenus cinglés, les mecs, on peut y puiser ces règles de sagesse et de beauté qui manquent à ce monde laid et psychotique. Ah le Prophète ! C’est le personnage principal du Silence de Mahomet (Gallimard) du prometteur romancier algérien Salim Bachi. Un type discret, avec du talent, et les chevilles exactement à la dimension de ses chaussures. Pas un pli n’en déborde.

La sélection de son bouquin au Goncourt, qui en fait baver plus d’un envieux, il l’accueille avec simplicité. Ça aussi, ça manque : l’humilité ! Excellent remède contre la soif ! En ce temps d’abstinence et de spiritualité, nul ne doit médire des autres. L’imam en chaire devrait le dire mille et une fois au cours des tarawih. En vertu de quoi, il faut retirer ce petit mot petit sur les envieux. Trop mesquin dans ce mois des élévations stratosphériques ! Trop bas vu de la montgolfière des nobles sentiments ! Les envieux existent pourtant et ils ont le droit, démocratique, de s’adonner à leur croyance subsidiaire : dénigrer tout ce qui bouge en dehors d’eux !

On aurait espéré qu’ils observassent la trêve des kalbalouz. Après le deuxième jour de l’Aïd, ils peuvent reprendre l’usage de leur profession. Pour le moment, c’est le Ramadan, c’est le mois de la paix, de la concorde. Tu peux t’en gaver ! J’ai prêté l’oreille à la glose des jeûneurs. Yemma, si tu entendais ce qu’ils se lancent ! Passe encore quand ils parlent hors connexion. Mais quand ils sont censés être en ligne avec le sacré !… Un ami me faisait observer, il y a quelques ramadans de cela, combien nos compatriotes expatriés, émigrés, immigrés, exilés, sans papiers, avec papiers, enfin nos compatriotes qui traînent leur mal-être dans les villes de Vigipirate, étaient souvent amers et combien la violence verbale habite leurs échanges.

Cette observation lui a été inspirée par une discussion entre deux jeunes Algériens dont il a été l’auditeur involontaire. C’était dans le Midi de la France, au crépuscule d’une grise journée. Il marchait dans une rue vide. Il n’entendait que ses pas résonner sur les pavés de la vieille ville. Soudain, des voix entrent dans son champ auditif. Il reconnaît l’accent algérois. Il se retourne et aperçoit deux jeunes. Pendant une vingtaine de minutes, il n’entend que ces terribles promesses d’invitation en enfer faites à des personnes absentes.

Et que je te le décapite, cet enfant de puce. Pour qui me prend-il, moi qui ai tant fait pour lui ? Il ne sait pas ce qui l’attend, fils du mal ! Il ignore encore quelle bouillie je ferai de ses os ! Je le croyais un frère, il a osé mais il oublie comment, dans ma famille, on règle ces trahisons ! Tu sais ce qu’il m’a fait, ce sagouin ? Suit ici une liste non exhaustive de griefs imputés à l’inconnu et une autre de noms d’oiselles… L’enfer de Dante à côté, c’est le Hilton du Club-des- Pins ! Ce à quoi l’autre jeune répond par le même langage contondant à l’adresse de son bouc émissaire personnel, un autre absent…

Et moi aussi, il a fallu que je me fasse prendre par la nasse d’el ghorba pour découvrir que je portais un serpent dans mon sein… Mon cousin chkik, nos pères sont frères et nos mères sœurs : il me nie d’un côté, je le rattrape de l’autre ! Eh bien, non seulement, il s’est tiré vers l’Italie avec notre cagnotte commune et, en plus, il a répandu dans la famille la fausse nouvelle que c’est moi le voleur. Après tout ce que j’ai fait pour lui, el bandi ! Mais on se retrouvera et tout cousin qu’il est, je te le dresserai comme on le faisait chez nous à la génération d’avant, à l’époque où la lame et la poudre parlaient sans qu’on leur demande leur avis…

Mon ami a tendu l’oreille pour entendre une parole de paix, de fraternité, d’affection, de tendresse. Il s’est dit que cette colère permanente et sans raison qui les rongeait devait par moments atteindre son sommet, et que la descente était forcément parsemée de mots moins durs… Eh bien non, vingt minutes chrono d’invectives, de sebane, d’insultes carrées, d’inventions de figures obscènes dignes d’un créateur désaxé. Si on avait transcrit ce dialogue, il aurait fait un script idéal pour un film d’horreur…

Je fis observer à mon tour à l’ami qui m’avait rapporté tout cela qu’il était tombé sur le mauvais duo, deux jeunes sans doute excédés qui réglaient leur compte. On ne pouvait en tirer de règle générale. Il en convint. Depuis cette expérience, il a décidé de prêter davantage l’oreille aux compatriotes. Rarement, m’assure-t-il, il tombe sur des gens qui disent du bien des autres comme si c’était un aveu de faiblesse interdite. Par mimétisme, je me suis mis à tenter la même expérience.

Pas plus que mon copain, je n’ai eu de chance : je tombe inévitablement sur les manieurs de scies. Ils te dénigrent la blancheur du linceul du plus intègre. Ça veut dire que tout le monde est comme ça ? Non, bien sûr ! Ah la partialité des observations empiriques ! J’en viens à me suspecter moi-même d’être à l’affût de la moindre faille. Mais le Ramadan m’assagit. La preuve, j’ai laissé tout le monde tranquille à cuver son jeûne.

Arezki Metref

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