L´épopée de l´Emir Abdelkrim

L’Emir Abdelkrim El Khettabi, chef de l’insurrection du Rif

«Si notre appel est entendu, on peut vous croire quand vous parlez “d´humanité”, de”civilisation”.
Autrement, on saura que l´Europe n´aura qu´un but, c´est de combattre les Musulmans avec tous les moyens et toutes les armes en son pouvoir.» (Appel pathétique de l´Emir Abdelkrim à la Société des Nations, Genève en 1922).

A toutes les inquiétudes générées par un capitalisme sauvage qui ne fait pas de place à l´homme, on constate, çà et là, un retour à des référents qu´on avait tendance à croire qu´ils étaient passés de mode; on pensait à tort que la mondialisation façonnant l´homme nouveau, le consommateur sans état d´âme, conditionné pour répondre à des stimulis qui créent en lui l´insatisfaction et le désir de changer. Erreur, l´identité et le religieux font un retour brutal non plus d´une façon soft mais sur le mode de revendications à des degrés divers, intolérantes vis-à-vis de l´ “Autre” au sens de Lacan.

On dit que “l´identité s´affiche quand elle a besoin de parler”. Il vient que, nous en sommes tous là à errer et à tenter de chercher des repères fixes quand tout s´effiloche autour de nous. Peut-être que les intellectuels, qu´on accuse, à tort ou à raison, de ne pas s´impliquer dans les grands débats de société, devraient, en l´occurrence, apporter, d´une façon plus marquée, leur perception de la réalité et du futur.

S´agissant justement de cette identité maghrébine commune qui devrait être inscrite dans le marbre et être le bréviaire de tous les écoliers du Maghreb. Dans une précédente contribution, j´avais présenté l´Emir Abdelkader, un des héros de l´histoire trois fois millénaire de l´Algérie et, partant, du Maghreb. Je veux contribuer justement à cette histoire maghrébine première s´il en est de cette Union Maghrébine que nous continuons de fantasmer. Les héros du Maghreb ne manquent pas, trois d´entre eux eurent à se battre contre des armées numériquement supérieures. Ce fut le cas de l´Emir Abdelkader qui eut en face de lui les colonnes infernales de Bugeaud, l´Emir Abdelkrim El Khattabi qui eut en face deux armées coalisées avec les généraux Primo de Rivera et Lyautey puis Pétain, ce fut encore ´Omar el Mokhtar qui n´eut de cesse de combattre en vain, le maréchal italien Graziani qui eut raison de sa bravoure. Un film fut réalisé et Antony Quinn interpréta magistralement le rôle du Héros libyen.

Qui est en fait Abdelkrim? Le nom de Mohammed ben Abd el-Krim el-Khattabi manifeste les deux faces du personnage social et politique: le leader moderne et le lettré de famille de fonction. De la tribu berbérophone des Beni Ouriaghel, fils de cadi, le chef de l´insurrection du Rif qui naquit vers 1882 au sein du clan des Aït Khattab, l´une des fractions de la tribu des Beni Ouriaghel dans le Rif central, fut largement influencé par les idées des penseurs de la Nahdah. Une fois ses études terminées, Abd el-Krim s´installa à Melilla et devint rédacteur du journal de langue espagnole Telegrama del Rif en 1906…

Le précurseur

Bref flash-back sur la situation qui prévalait au Maroc. En 1904, la France et la Grande-Bretagne adoptèrent un accord secret sur le Maroc. L´accord marquait en fait le début du processus de colonisation du Maroc par la France. A la conférence européenne d´Algésiras sur le Maroc, le 7 janvier 1906, la France et l´Espagne reçurent des droits particuliers sur le plan économique; notamment des droits spéciaux pour la police des ports marocains.

En août 1907, les troupes françaises débarquèrent à Casablanca. En mars 1911, un soulèvement berbère menaça le sultan qui fut délivré grâce à l´intervention des Français. Cette intervention fut le prétexte utilisé par les Français pour conquérir le Maroc. L´Allemagne, pour s´opposer à l´intervention française, envoya devant Agadir le pavillon de guerre Panther.

L´Allemagne et la France qui se partageaient l´Afrique comme un gâteau, échangèrent 275.000km carrés de territoire en Afrique équatoriale française contre la reconnaissance par le Reich de la liberté d´action de la République au Maroc. Cela permit l´instauration du Protectorat français sur le Maroc le 30 mars 1912. Parachevant la mise sous tutelle occidentale du Maroc, le 27 novembre 1912, l´Espagne se voyait confier deux zones d´influence: l´une au nord, la région du Rif, et l´autre au sud, la région de Tarfaya et Ifni.

Celui qu´on appelle l´Emir et plus tard “Da Mohand”, fut emprisonné en 1917 pour avoir défendu l´idée que l´Espagne ne devait pas s´étendre au-delà des territoires déjà occupés. Cinq ans après avoir été nommé cadi, en 1919, il quittait l´administration et retournait dans sa ville natale d´Adjir. La violente répression menée par le général Manuel Fernandez Sylvestre, voulue par les autorités espagnoles, favorisa les ralliements des Rifains à la cause du jeune chef. L´Emir Abdelkrim engage alors, une bataille épique contre d´abord l´Espagne. Il arrive à lui infliger une sévère défaite.

La bataille se déroule pendant la 27e nuit du Ramadhan, le 23 juillet 1921. En 1921, la tribu des Beni Ouriaghel, installée dans la région d´Alhoceima, entre en rébellion ouverte sous la conduite de Mohamed Ben Abdelkrim El-Khattabi (30 ans). Ce jeune chef intelligent et charismatique lève une petite armée et inflige quelques échecs aux Espagnols. Le général Manuel Fernadez Silvestre lève alors une puissante armée pour en finir avec les Beni Ouriaghel. Mais Abdelkrim et ses 3 000 Rifains lui infligent une terrible défaite à Anoual le juillet 1921.

La lutte dure trois semaines et se solde par 16.000 morts espagnols et des milliers de blessés; 20.000 fusils, 400 mitrailleuses, 200 canons sont pris par les “rebelles”. Le général Silvestre se suicide. “En avril 1921, écrit Youcef Girard, la réunion du Jbel El Qama scella l´accord d´union des différentes tribus rifaines dans leur lutte contre les conquérants ibériques. ” Par ” le serment d´El Qama “, l´Emir Abdelkrim parvint à s´imposer aux délégués des tribus et à les engager à respecter les décisions prises en commun.

L´Emir Abdelkrim, avec ses petits groupes de combattants mobiles qui étaient dans la montagne rifaine comme ” des poisons dans l´eau “, inaugurait une technique de guerre qui allait faire le succès de toutes les armés de libération du vingtième siècle: la guerre de guérilla. Reconnaissant la dette qu´ils lui devaient, Ho Chi Min et Mao Tsé-toung le nommèrent “notre précurseur”.(1) L´investiture d´Abd el-Krim rappelle celle de la “moubaya´a” de l´Emir Abdelkader près d´un siècle plus tôt.

“En France, écrit Zakya Daoud, les socialistes se rallient à l´irréversibilité de la conquête, de l´inéluctabilité de la colonisation, de l´industrie, de la croissance, on commence à prêcher un bon colonialisme. Il ne s´agit plus de le critiquer, mais de l´humaniser, mais d´en dénoncer les abus et même de défendre le principe du “devoir de civilisation”, des races supérieures qui doivent faire profiter les races inférieures de la civilisation, du progrès de la culture, du savoir-faire…”(2)

La victoire d´Anoual a eu un immense retentissement non seulement au Maroc mais aussi dans le monde entier. Elle a eu d´immenses conséquences psychologiques et politiques, puisqu´elle prouvait qu´avec des effectifs réduits, un armement léger, mais aussi une importante mobilité, il était possible de vaincre des armées classiques. Fort de la renommée que lui vaut sa victoire, et richement équipé désormais grâce à la grande quantité d´armes légères et lourdes saisies sur le champ de bataille, Abdelkrim étend son autorité à l´ensemble du Rif. En février 1922, il proclame la République rifaine dont il devient le président.

À Madrid, les échecs du gouvernement espagnol face à Abdelkrim sont à l´origine d´un coup d´État le 13 septembre 1923 par le général Miguel Primo de Rivera.

Selon Charles-André Julien, “la défaite des Espagnols par les Rifains parut aux Marocains l´annonce du triomphe prochain de l´Islam. Pour le peuple, le nouveau sultan ” Sidi Mohand ” fut le chef de la guerre sainte qui évincerait le sultan de Rabat, prisonnier des chrétiens”. De fait, pour l´Espagne, Anoual était plus qu´une défaite. C´était une humiliation civilisationnelle….Les victoires des troupes d´Abdelkrim sur les forces impérialistes espagnoles créèrent un enthousiasme et un espoir dans l´ensemble du monde arabo-islamique qui était dans sa presque totalité sous le joug occidental.

L´Empire ottoman venait d´être défait durant la Première Guerre mondiale et aucun pays musulman n´était en mesure de tenir tête à un Occident conquérant. Pour Benyoucef Ben Khedda, “les espoirs de libération des musulmans s´étaient portés sur le héros rifain avec d´autant plus d´empressement que son prestige était rehaussé à leurs yeux par le fait qu´il se réclamait de l´ascendance de l´illustre Omar Ibn-el-Khattab, le second calife de l´Islam.

Chacune de ses victoires était accueillie par les Algériens comme étant la leur, et chacune de ses défaites aussi. La guerre du Rif…joua un rôle appréciable dans la stimulation de sa conscience militante, au moment de la création de l´Etoile Nord-Africaine”(3).

Quand en avril 1925, Abdelkrim lance son offensive vers le Sud, il repousse sans trop de mal les troupes françaises vers Fès et Taza. Paris envoie sur place Pétain. La coalition entre l´Espagne et la France, qui tenaient à cette guerre, mobilisera 500.000 hommes, 60 généraux, dans laquelle va s´illustrer un officier du nom de Franco. Pour vaincre, les Européens, qui disposent d´un appui aérien américain, vont recourir à des moyens inhabituels, notamment à un programme secret pour fabriquer des armes chimiques. “Une usine est installée dans les environs de Madrid, la Maranosa,.

En juin 1922, à Melilla, un atelier de fabrication d´obus toxiques - phosgène, chloropicine - est également créé avec une assistance française.”Des avions munis de gaz moutarde bombarderont des villages entiers, faisant des Marocains les premiers civils gazés de l´histoire contemporaine. Pétain organise ainsi, une contre-offensive massive. Le 8 septembre 1925, le général Primo de Rivera lui-même, débarque avec ses troupes à Alhucemas. Leurs villages ruinés par les bombes, les populations menacées d´extermination par les troupes de Pétain, Abdelkrim demande à négocier.

L´arrogance des envoyés de la France est telle que les pourparlers engagés à Oujda échouent. Abdelkrim offre alors de se constituer prisonnier pour protéger les siens. Dès 1926, des avions munis de gaz moutarde bombarderont des villages entiers faisant des Marocains du Rif, les premiers civils gazés massivement dans l´Histoire. Le nombre de victimes fut estimé à cent cinquante mille durant les années 1925-1926. Le 27 mai 1926, le chef berbère Abdelkrim, le vaincu victorieux se rend aux troupes françaises. Après cinq ans de lutte, il est exilé à La Réunion avant de “s´évader” lors de son retour à l´escale du Caire.

Dans son combat, l´Emir rifain affirmait la distinction qu´il faisait entre les troupes coloniales espagnoles qu´il combattait sans relâche, et le peuple espagnol avec qui il espérait établir des relations amicales: “Le Rif ne combat pas les Espagnols et ne ressent pas de haine envers le peuple espagnol. Le Rif combat cet impérialisme envahisseur qui veut lui ôter sa liberté à force de sacrifices moraux et matériels du noble peuple espagnol. (…) les Rifains luttent contre l´Espagnol armé qui prétend lui enlever ses droits, et cependant garde ses portes ouvertes pour recevoir l´Espagnol sans armes en tant que technicien, commerçant, industriel, agriculteur, et ouvrier.”(4).

Bien plus tard, au Caire, l´Emir Abd el-Krim reprit son activité politique et se posa en chef de la résistance maghrébine face aux puissances coloniales. C´est dans ces conditions qu´il fonda, le 9 décembre 1947, le “Comité de libération du Maghreb arabe” au Caire. Le CLMA, malgré la personnalité de l´Emir Abd el-Krim, succomba rapidement à des dissensions internes. A sa mort le 6 février 1963, le président Gamal Abd en-Nasser lui organisa des funérailles nationales.

Le combat de l´Emir Abdelkrim marqua la génération des années trente. Mostafa Lacheraf écrit:”…Le colonialisme aggravait par tous les moyens en son pouvoir cette tendance conservatrice. Il avait démantelé depuis la fin du siècle dernier la puissance multiforme des zaouias et dévoyé celles d´entre elles qui, ne l´ayant pas combattu pendant la guerre de conquête, lui paraissaient plus dociles… Je me rappelle qu´un chérif marocain “réquisitionné” officiellement était venu de son pays à Sidi Aïssa.. Le marabout marocain en question avait sous son matelas, à portée de main, des sommes fabuleuses qu´il recevait de ses visiteurs et qu´il leur distribuait pour les suborner, les obtenant soit du gouvernement général de l´Algérie,soit du sultan du Maroc de l´époque, ennemi déclaré du ” rogui ” ou ” rebelle ” rifain Abdelkrim..”.(5)

Un réformateur

Qui se souvient en définitive d´Abdelkrim? ” Un homme, écrit Claude Liauzu, victime à la fois de la légende noire que le colonialisme français lui a opposée et de l´idéologie dominante au Maroc, celle du Palais et des nationalistes bourgeois. Au mieux, on en fait un “vieux de la montagne”, un chef tribal défendant son particularisme berbère. Pourtant, âme de la résistance à la conquête du Rif, Abdelkrim a été aussi un réformateur s´attaquant aux notables d´un Islam conservateur…Zakya Daoud souligne la modernité de cette résistance à ce que l´on n´appelait pas encore la mondialisation, montrant un Abdelkrim assez proche d´un “sous-commandant Marcos”, si l´on ose la comparaison”.(6)

L´appel pour le droit de vivre du Rif, de l´Emir Abdelkrim, fut pathétique., Il resta, on s´en doute, sans écho, par contre, les préparatifs pour une croisade punitive organisée par l´Espagne et la France se mettent en branle. Ainsi, le roi d´Espagne, Alphonse XIII, qui vint l´année suivante à Rome, le 15 novembre 1923, propose ni plus, ni moins son épée, au pape pour une croisade contre les infidèles. De même, la France annonce par la bouche du président Paul Painlevé des propos virulents, d´un racisme qui a fait, nous dit Germain Ayache, frémir les sénateurs à la session du 2 juillet 1925.

Ecoutons, le parler des Rifains: “..Ces barbares! Ces populations obscures…qui diffèrent de nous, par la couleur de la peau et qui, ayant “tout à apprendre de l´Europe” n´en menacent pas moins la civilisation européenne”. C´est dire si tous les Hitler, Mussolini, n´ont rien inventé, ne suivant en fait que les idées qui étaient dans l´air. Il est à espérer que les écoliers du Maghreb puissent connaître leur histoire, toute leur histoire et rien que leur histoire, sans ajout ni amnésie. Amen!

(*) Ecole nationale polytechnique

1.Y.Girard: L´Emir Abdelkrim: figure musulmane de la résistance Oumma.com 29.03.2007
2.Z.Daoud.Abdelkrim: une épopée d´or et de sang. p.211. Editions Séguier. Paris. 1999.
3.B.Ben Khedda: Les origines du premier Novembre 1954, Ed. CNER, Alger, page 34, 2004.
4.Lettre d´Abdelkrim à Luis de Oteyza, Directeur de La libertad, en 1922
5.M.Lacheraf. Des noms et des lieux.p. 39-40. Editions Casbah.Alger. 1999.
6.C.Liauzu: Abdelkrim. Une épopée d´or et de sang. Zakya Daoud Le Monde Diplo. 12. 1999

Pr Chems Eddine CHITOUR (*)

Leave a Reply

You must be logged in to post a comment.

intelligence artiste judiciaire personne algériens pays nationale intelligence algérie artistes benchicou renseignement algérie carrefour harga chroniques économique chronique judiciaire économie intelligence chronique alimentaire production art liberté justes histoire citernes sommeil crise alimentaire carrefour économie culture monde temps
 
Fermer
E-mail It