UN TÉLÉPHÉRIQUE POUR UNE VILLE MORIBONDE
Plusieurs fois annoncée et chaque fois différée, l’inauguration constantinoise d’un téléphérique a enfin eu lieu ce week-end. De contraintes techniques de dernière minute en malfaçons suspectes, l’ouvrage, qui se voulait exemplaire des compétences locales, est devenu un modèle de bricolage des commis de province. Avec le futur tramway, dont le tracé est souvent révisé, ils étaient présentés comme des projets structurant l’avenir du transport urbain de la ville.
C’est Constantine qui va changer totalement de physionomie dans les cinq années à venir, n’ont cessé de dire les administrateurs de la cité et la wilaya. Sauf qu’eux-mêmes ne savaient pas comment, étant incapables de projeter une photographie exacte de cette mutation. Passés maîtres dans la diversion et les promesses fantaisistes, qu’ont-ils fait au juste sinon initier tapageusement des opérations au moment où cette métropole prend eau de toutes parts et qu’elle perd de sa vigueur économique et culturelle à chaque épreuve subie.
Ceux parmi les usagers de ce téléphérique enjambant la partie haute de la ville qui habituellement donnait crédit aux déclarations officielles, pourront enfin prendre de la hauteur et mesurer in visu l’étendue du désastre qui s’affiche au-dessous d’eux. Ainsi ils pourront redécouvrir dans le lointain leur Souika éventrée et se lamenter au spectacle de ce Bardo devenu no man’s land. A hauteur d’homme, ils pourront alors compléter leurs informations en dénombrant les désolantes friches qui ont remplacé des immeubles majestueux. Et même arpenter des parkings là où s’élevait une superbe école qui donnait une âme à un quartier. Constantine, c’est l’inimaginable qui se passe de mots pour s’incarner dans ses ruines. Petit voyage pour instruire un procès en prédation… Imagine-t-on une ville qui s’en va par petits morceaux ? Victime de la gangrène insidieuse qui, depuis quelques décades, s’est emparée de la pierre et n’en a pas fini de la ronger. Avec la complicité du temps et le bienveillant «je-m’en-foutisme» de ses élus et des gestionnaires de tous poils qui se sont succédé à son chevet, elle est devenue au fil des années et des outrages, une cité lépreuse.
Imagine-t-on une ville de lointaine mémoire et d’humanité, jadis fortement urbanisée, soldant avec une inconcevable légèreté ses propres repères et s’en allant bivouaquer dans d’autres terres arides de souvenirs ? De ces souvenances si nécessaires à l’identité. Hors de ses murs une cité cesse d’en être «une» pour devenir autre». Cela se passe ainsi à Constantine où, au nom de l’urgence et de la fatalité, l’on vient d’inventer une diaspora locale. Disséminée dans des ghettos périphériques, celle-ci reçoit en échange de la convivialité de quartier une part de promiscuité que seules des boîtes d’allumettes labellisées «immeuble» sont capables de sécréter. Ainsi, à travers un exode cyniquement orchestré comme un bienfait, l’on lamine les positives différences et l’on égalise par le bas. En somme, l’on a substitué à la solide urbanité des vieilles pierres une médiocre sociabilité.
A-t-on imaginé un seul instant que cette ville, qui a survécu à toutes les calamités historiques, ait pu accepter un tel verdict ? Celui de la contraindre à se vider de son humus humain. Exil forcé qui est en train de livrer le Rocher à tous les dessèchements. A l’évidence, la messe est dite puisque l’implacable machine à démolir est chaque fois activée faute d’imagination constructive capable de préserver le bâti ancien. Telle est l’inimaginable condition faite à ce mythique piton où, depuis quelques années, des norias de camions et d’engins sont ponctuellement mises en branle pour procéder aux évacuations humaines et conclure par la destruction.
Du passé urbain, les autorités locales n’excellent que dans la politique de la table rase. Ce qui revient à dire que la compétence de la puissance publique est tout à fait relative. Quoi que prétendent les commis en charge de cette ville, celleci n’est pas un «vaste chantier», selon la formule démagogique consacrée. Elle est une ruine dont elle ne se relèvera pas de sitôt. Face à la désolation et au désordre planifié se propage, ici et là, un sentiment de frustration et d’abandon.
Même s’il est exact et justifié, que certains recasements obéissent à une triste réalité, il n’en demeure pas moins que ces opérations répondent rarement à un plan de modernisation urbaine clair, visible et lisible. Chaque fois la puissance publique agit sous l’empire de l’urgence sans se donner la peine de s’expliquer sur ce qui adviendra de ces friches urbaines après le passage des bulldozers. Parfois même elle a eu recours à des subterfuges administratifs qui frisent l’illégalité comme ce fut le cas de la dramatique opération de transfert des populations du quartier de Bardo.
Une expropriation massive qui était tout sauf «d’utilité publique». L’argent public finançant les indemnisations au profit de promoteurs immobiliers virtuels et surtout privés, cela constitue bien plus qu’une entorse à la loi. Il est désormais un précédent dangereux dans la manière d’établir des actes administratifs comminatoires. Ainsi, quand les évacuations deviennent massives, est-il permis d’en ignorer les multiples conséquences au seul prétexte qu’il s’en effectue des dizaines à travers les autres villes de ce pays ?
Sans être au cœur d’un péril guettant l’équilibre urbain, ce déracinement prépare pourtant le terrain — sans jeu de mots — à de dangereuses dérives dans la gestion future du bâti désaffecté. Dès l’instant où l’on prescrit les mêmes recommandations administratives, qu’il s’agisse de l’éradication d’un bidonville ou du bâti traditionnel, l’on est dans la parfaite erreur à ne pas commettre. Autrement dit, l’habitat précaire est d’abord une verrue quand la plus modeste maison de la Casbah participe à l’identité d’une ville.
Contrairement à ce qui se commet actuellement, «tout ce qui menace ruine ne doit pas être livré indifféremment aux bulldozers». Le principe de précaution en la matière n’est pas de trop. Bien évidemment, de tels plaidoyers contre l’irréparable peuvent être battus en brèche par l’argument du réalisme et de la modernisation. Il s’en trouvera même des têtes bien faites dans l’administration locale pour brocarder les défenseurs de la mémoire de cette ville.
Ces décideurs n’y verront dans cette quête obstinée que le reliquat d’un vieux fonds de lyrisme. Une sorte de nostalgie avec tout ce que ce vocable connote comme archaïsmes. Une idéalisation à l’envi du souvenir des vieilles pierres et des rustiques ruelles, alors que celles-ci, atteintes par la putréfaction, ne seraient plus d’aucune utilité à l’avenir. N’est-ce pas là la marque d’une pseudo-modernité quand elle est déclinée par de zélés bureaucrates ?
Mais demande-t-on à un rond-de-cuir des compétences historiques ? Et exige-t-on d’un élu véreux d’avoir des états d’âme quand il spécule dans le foncier urbain ? Autant il est effectivement utile d’établir les bons diagnostics pour chaque quartier de la ville, autant il est souhaitable de laisser en dernier recours la chirurgie de la démolition. Or, cela ne sera possible que si l’administration, dans son infinie bêtise, sera disqualifiée. Seuls des urbanistes dûment mandatés et de grande notoriété sont à même d’accomplir cette évaluation globale.
Aujourd’hui que la reconfiguration urbaine de Constantine se pose dans des termes graves, après des années de prédation, qu’attend le ministère de la ville pour créer un office indépendant, chargé de l’urbanisme des métropoles et le dessaisissement des autorités locales de ce dossier après tant de gâchis ?
En attendant cette improbable intervention hiérarchique de l’Etat, il faudra, en tout état de cause, trouver les moyens légaux pour mettre un terme à l’activisme pagailleur de ces commis de province qui n’ont fait qu’ajouter du désordre dans un tissu urbain déjà mal en point. Autant leur demander de laisser dans les parcs les engins de la démolition et d’épargner les fantômes des immeubles déjà dépeuplés. Bien qu’ils ne représentent pas la grande histoire de la ville, ils portent quand même les signes de sa convivialité perdue. A défaut d’avenir, cette cité craint, par-dessus tout, l’humiliation des ruines.
Boubakeur Hamidechi