Tahar Djaout-Sur les traces d’une vie et d’une œuvre : Le vol de l’oiseleur

Des mathématiques à la poésie, de la poésie au journalisme, du journalisme au roman, de la pudeur à la consécration. Personnage, réservé, pudique (« la pudeur lourde des siècles ») mais au style irrespectueux et insolent, il était un humaniste. Plus proche de Voltaire, Zola et Si M’hand ou Mhand que de Chateaubriand ou d’El Mounfalouti.

C’était, au sens philosophique du terme, un libertin. Cheveux de jais, regard malicieux derrière ses lunettes, il aimait à lisser ses moustaches. Il avait le sens de la répartie, celle qui désarçonne les bonimenteurs. Son humour agira, dans son œuvre, tel un claquement de fouet. En ce sens, il était fondu dans le même moule que le Marocain Driss Chraïbi. Djaout, donc ? Il commence par la poésie. Son premier recueil Solstice barbelé est publié la première fois en 1975 par une petite maison canadienne, les éditions Naaman.

Il récidive avec L’Arche à vau-l’eau, Insulaire & Cie, L’Oiseau minéral, L’Étreinte du sablier, avant de clore, en 1984, par Les Mots migrateurs, anthologie poétique algérienne. Entre-temps, en 1981, publié par la SNED, en Algérie, il tente l’aventure du roman avec L’Exproprié, une écriture éclatée qui se décline comme un long poème et où, provocateur et révolté, il aborde la question lancinante de la quête identitaire et des usurpations par des pouvoirs illégitimes.

La quête identitaire commence déjà à Oulkhou, village perché sur une colline, où il est né. Personne jusqu’à présent ne sait ce que signifie ce nom. Une toponymie indéchiffrable. Comme un artisan-bijoutier de Beni Yenni, le jeune mathématicien peaufine déjà son style. L’influence de Rimbaud, Kateb Yacine, Jean El Mouhouv Amrouche, Mohamed Khaïr-Eddine, Abdellatif Laàbi, Jean Sénac y est perceptible. Il y a aussi, certainement, des ressemblances avec Nabil Farès.

L’intrusion de Tahar dans le monde de la presse, à El Moudjahid puis Algérie Actualités, lui est bénéfique. Il fréquente artistes, intellectuels, penseurs, peintres, hommes politiques. Un univers fait de petites glorioles, d’utopie, de rêves, de coups bas, mais aussi de grandeur, de générosité et de création. Et, parce qu’il était difficile d’aborder frontalement les questions politiques, il fallait trouver des chemins de traverse pour véhiculer un message, une idée. Un défi permanent contre toute forme de censure. Néanmoins, les seuls compagnons qui comptaient pour lui étaient ses livres, occasionnellement les individus. Djaout n’était pas un esprit obtus.

Il passait allégrement d’une langue à une autre sans complexe. C’était l’époque où, à Algérie Actualités, on ressoudait les liens entres intellectuels arabophones, amazighophones et francophones pour éviter le piège des ghettos et des anathèmes. Ce qui importait, c’était de discuter de modernité, de patrimoine, de démocratie, des choses essentielles de la vie. Djaout n’avait pas de répulsion à l’égard des écrivains arabophones, aussi bien classiques que contemporains.

Loin de là. Il aimait la poésie novatrice d’Adonis. Il savait que les archaïsmes ne résidaient pas là où on pense. Il avait une très grande admiration pour des auteurs comme Al Jahiz, Naguib Mahfouz, Djamel Ghitany qu’il connaîtra à Paris Abou Nouas, Moudhafer Naouab… bref, tout ce qui bouge, stimule l’esprit, invente et crée. Et cette polémique suscitée par Tahar Ouattar dans une déclaration tonitruante à la BBC ? L’histoire remonte à la fin des années 1980.

Tahar Djaout avait commis une maladresse en omettant de citer Tahar Ouattar et Abdelhamid Benhadougga dans une anthologie qu’il préparait pour un colloque sur la littérature algérienne au Centre culturel algérien à Paris. Cela n’avait pas échappé à Djamel-Eddine Bencheikh, éminent spécialiste de la littérature maghrébine, qui avait aussitôt fait cas de ces oublis aux concernés, lesquels avaient vigoureusement protesté. Qu’on l’aime ou pas, Ouattar était une figure connue de la littérature arabe moderne, par surcroît engagée. Faire l’impasse sur lui était une erreur.

Cela étant, quand Djaout a été assassiné, Ouattar a été d’une rancune qu’on ne lui connaissait pas. Ce jour-là, il a raté l’occasion de se comporter en grand seigneur. S’il s’inspirait du passé et de la mémoire collective, Djaout n’avait de cesse de dénoncer la tradition mortifère. Il était toujours un vigile, un moderniste. Et c’est à dessein qu’il a choisi d’appeler le personnage central de son roman, Le dernier été de la raison publié par le Seuil à titre posthume , du nom de Boualem Yekker.

En berbère, ekker veut dire lève-toi. Oppose-toi à l’hydre intégriste, ne cède pas ! C’est le message de résistance qu’il nous laisse à travers son personnage, un libraire passionné de littérature universelle. Il y a une constance dans l’œuvre de Djaout. Celle de la recherche des racines… Il y a comme une continuité entre lui et les aînés qui ont façonné la littérature maghrébine : Mouloud Feraoun, Mohammed Dib, Driss Chraïbi, Mouloud Mammeri, Rachid Boudjedra, Habib Tengour… Le lecteur averti retrouve les différences de style. Mais les empreintes communes y sont fréquentes.

C’est le même socle. « Toute l’œuvre de Tahar Djaout est parcourue par la thématique de la mort », dit le sociolinguiste Mohamed Lakhdar Maougal. Et il n’a pas tort. En effet, quand on lit L’Invention du désert (1987), Les Chercheurs d’os (1984) et L’Exproprié (1981), on se rend compte que Djaout a écrit une trilogie qui se rapproche et ce n’est pas fortuit, de la thématique de La colline oubliée de Mouloud Mammeri (1954).

Avec ce dernier, il partageait la même vision à l’égard du pouvoir en évoquant « la distance souveraine ». C’est avec Les Vigiles (1991) qu’il change de fusil d’épaule, évoquant les tracasseries paperassières et l’arbitraire. Djaout projetait, dans ce roman, alors qu’il habitait à Sidi Moussa, dans la Mitidja, ses propres appréhensions. Dans la réalité, au milieu des années 1980, il avait eu maille à partir avec l’administration et la police pour renouveler son passeport.

Chez lui, la notion de signes est comme une obsession. C’est au fond ce qui le rapprochait des peintres, tels Khadda et Martinez, connus pour leur recherche stylistique et leur tentative de conceptualisation de l’art en Algérie. Évoquant la poésie d’un de ses compagnons de route dans « la graphie française », il dit : « Les œuvres de Hamid Tibouchi, peintures, monotypes et dessins, nous parlent par signes plus que par images (…). Ce sont les signes d’un monde en train de se faire, d’un monde originel et placentaire qui ne s’est pas encore solidifié… »

Autant il était à l’écoute de tout ce qui se faisait dans le domaine de la peinture, et du théâtre, autant il était fermé au monde de la musique. Il y a eu des exceptions, puisqu’il a parlé de Cherif Kheddam, d’Aït Menguellat et d’autres. En 1982 et 1986, toutes les discussions en Algérie tournaient autour de l’équipe nationale, qualifiée à la Coupe du monde. Dans ce brouhaha, Tahar ne comprenait que dalle. Belloumi, Madjer, Assad, Rummenigge ? Il les aurait troqués bien volontiers contre Colette, Saint-John Perse et Baudelaire ! Il avait l’œil constamment rivé sur les grands classiques de la littérature.

Fait étrange, il n’a jamais été entraîné dans le tourbillon du réel magique à la Marquez. Il avait une préférence pour Emmanuel Roblès, Camus et surtout Flaubert. N’aimait-il pas citer la première phrase de Salammbô : « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar. » Comme s’il cherchait à jauger son propre style, fait de clarté et de limpidité. En 1992, on le sollicite pour diriger une collection de littérature et de poésie, aux éditions ENAL, structure étatique.

Il est hésitant, pris déjà par des responsabilités à Ruptures. Dans le premier éditorial de cet hebdo, radicalement opposé aux islamistes, il écrit, à propos d’un chef de parti : « Ce n’est pas dans ce journal que le lecteur trouvera une interview avec Djaballah » Maisdiable, que faisait-il dans cette galère, lui l’authentique poète ? Lui, qui ignorait l’art du compromis, encore moins des compromissions. On peut penser qu’il voulait s’impliquer à fond dans un combat de longue haleine devant la montée des périls. Le pays entrait dans une zone de turbulences, d’affrontements inéluctables.

Un intellectuel n’avait de sens que s’il était engagé. Djaout devait penser à Hemingway en Espagne, à Norman Mailer durant la guerre en Asie du Sud-Est, à Picasso et son Guernica. A qui d’autre ? En tout cas pas aux lâches qui se débinent quand la tempête arrive. Il était entier. Pour lui, il y a « la famille qui avance et la famille qui recule ». Il faut inéluctablement choisir son camp. On lui a attribué, à tort, l’expression du Palestinien Moueen Bessissou :« Si tu parles tu meurs.

Si tu te tais, tu meurs. Alors parle et meurs… » Il aurait partagé, à coup sûr, la teneur de ce message, mais c’est loin d’être son style. Ayant obtenu des années auparavant une bourse d’études de l’État algérien en sciences de l’information, il part à Paris. Là, il rend visite à un très grand écrivain, humble et discret, qui aurait pu avoir le prix Nobel de littérature : Mohammed Dib, artisan du verbe, déjà malade. L’auteur de La Grande maison, acceptera, plus tard chose rare, d’écrire un article pour Ruptures. Car il y avait justement Djaout comme gage et marque de confiance.

Djaout prenait un malin plaisir à parler de ceux qui étaient occultés, marginalisés, dénaturés ou bannis par les cercles obscurantistes et conservateurs agissant dans les sphères du pouvoir : « Quoi qu’il en soit, note-t-il, Mouloud Feraoun restera pour les écrivains du Maghreb, un aîné attachant et respecté, un de ceux qui ont ouvert à la littérature nord-africaine l’aire internationale où elle ne tardera pas à inscrire ses lettres de noblesse.

Durant la guerre implacable qui ensanglanta la terre d’Algérie, Mouloud Feraoun a porté aux yeux du monde, à l’instar de Mammeri, Dib, Kateb et quelques autres, les profondes souffrances et les espoirs tenaces de son peuple. Parce que son témoignage a refusé d’être manichéiste, d’aucuns y ont vu un témoignage hésitant ou timoré… »

On ne dira jamais assez que l’auteur des Rets de l’oiseleur, né le 11 janvier à Oulkhou, près d’Azeffoun, en Kabylie maritime, était surtout un poète, un écologiste avant l’heure. Montagnard par sa culture ce qui est loin d’être une tare il savait rendre compte du monde minéral, de ce qui paraît factice, mais qui prend une autre dimension aux yeux d’un enfant. « L’oiseau, écrit-il, c’est l’horloge du monde, le régulateur des couleurs et des intempérances terrestres.

Par la perfection de son vol, par sa justesse de trapéziste, par son emprise sur les saisons, l’oiseau est le maître des sabliers. C’est la cheville qui affermit l’édifice volatile du ciel, c’est la ponctuation nécessaire au temps qui goutte dans l’oubli. » On retrouve la même veine quand il aborde la peinture naïve de celle qui avait séduit Picasso. » Baya est la sœur de Shéhérazade, fait-il remarquer, la tisserande des mots qui éloignent la mort.

Nous voici donc dans le conte, avec ses univers merveilleux. (…) Aucun centre de gravité n’est admis. Tout l’effort de l’artiste est tendu vers la recherche d’une sorte d’harmonie prénatale que la découverte du monde normé, balisé, anguleux nous a fait perdre ».

Quand on tombe sur les mots « anfractuosité », « aplat », « minéral », on pense automatiquement à Tahar Djaout et au beau livre qu’il a consacré à la Kabylie avec le photographe Ali Marok.Comme Kheiredine Ameyar, le bouillonnant journaliste qui repose sous un cyprès, au cimetière d’El Kettar, Djaout, tel un vigile, contemple de la colline d’Oulkhou, les galets des rivages d’Azzefoun. Dans la terre de ses ancêtres. « L’arbre suit sa racine », dit un dicton berbère. Repose en paix, Tahar. A nous de veiller à ta mémoire.

Texte tiré de la conférence donnée par l’auteur à la Maison de la culture de Tizi Ouzou, le 22 mai 2008.

Mohamed Balhi

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