LE VENT DU SUD *

Il est né le 11 décembre 1928 à Constantine, d’une vieille famille juive qui aurait pu demeurer sur sa terre natale si le torrent impétueux de la violence n’avait pas dévié le cours de l’histoire, emportant les dernières illusions de bâtir une société multiraciale en Algérie. Les méfaits de la colonisation et ses excès dans tous les domaines ont créé les ingrédients de la grande explosion qui mit fin à 132 années de présence française en Algérie. Et lui, ainsi que tout son clan, furent contraints de quitter Cirta pour un exil forcé de l’autre côté de la mer.

Le pays perdu ne cessera jamais de hanter ses rêves… Pourtant, lui et sa famille n’étaient pas des colons, ni des corps étrangers greffés à cette terre. Seulement, les retombées du fameux décret Crémieux — qui fit de tous les Juifs d’Algérie des citoyens français du «premier collège» — séparèrent la communauté juive de sa matrice et la hissèrent à un piédestal au-dessus de la communauté musulmane, marginalisée et vivant dans le dénuement et la précarité. Gaston Ghrenassia sera le chanteur de cet exil, racontant, d’une manière poignante aux pieds-noirs déracinés, le pays perdu, paradis doré d’où ils ont été éjectés pour avoir longtemps ignoré l’Autre. Virtuose de la guitare, il démarra pourtant dans la vie active comme enseignant (à Châteaudun du Rummel, actuellement Chelghoum Laïd), mais l’empreinte de sa famille, notamment celle de cheikh Raymond Leyris, maître du malouf, marquera sa jeunesse. Son père était justement violoniste au sein de l’orchestre de Raymond.

Dès l’âge de 15 ans, sa voix se faisait remarquer dans toutes les fêtes et galas et beaucoup pensaient que le jeune Ghrenaïssia était le successeur tout désigné du vieux Cheikh. Lorsqu’il obtient son baccalauréat en 1956, il ne pense guère à poursuivre ses études supérieures. La musique est toute sa passion, mais comme elle ne nourrit pas son monde, il entre donc dans l’enseignement, tout en continuant à jouer de la guitare et à participer aux représentations de l’orchestre de Raymond. Mais la guerre de Libération nationale bat son plein et rien ne sera plus comme avant.

Le peuple algérien a décidé d’en finir avec la colonisation, source d’injustice et de misère. Il passe à l’action pour se libérer d’un joug pesant qui éloignait ses enfants, chaque jour un peu plus, du savoir et du développement. Les communautés ne vivent plus dans l’entente et la communion des années précédentes. Le cycle de la violence et de la répression creuse le fossé qui sépare chrétiens et juifs d’un côté et musulmans de l’autre. En 1961, le jeune Gaston sera marqué à vie par la mort de Cheikh Raymond. C’était le 22 juin 1961… Il n’attendra pas la fin pour quitter l’Algérie. Et quand le bateau quitte le port, sous le soleil unique de son beau pays, Gaston Ghrenaïssia ne sait pas encore que cet exil sera définitif. Il emporte avec lui des images qui ne le quitteront jamais.

Adieu les belles plages de bled paisible, adieu les jolies filles du Rummel, adieu la tranquille insouciance des jours bercés par le sirocco, adieu parfums d’orangers, des lilas et du jasmin… De l’autre côté de la mer, Gaston vivra une période assez difficile, avant de trouver sa voie. Il sera obligé de faire n’importe quoi pour survivre. Et puis, ce fut le déclic avec Adieu mon pays dont les paroles ont été écrites sur le bateau qui l’emmenait vers l’exil. Cette musique de la nostalgie, qui débarque en pleine mode «yéyé», va-t-elle attirer les gens ? Ce n’était pas si sûr d’autant plus qu’elle était «complexe» car trop marquée par le rythme oriental.

Pourtant, Gaston Ghrenaïssia, devenu Enrico Macias, va connaître une réussite retentissante. Ce succès dure jusqu’à nos jours. Mais les positions militantes pro-israéliennes du chanteur ont souvent irrité ses admirateurs arabes qui voudraient que leur idole soit moins marquée politiquement. Cependant, Enrico s’en défend en rappelant qu’il prône depuis toujours une paix juste et durable entre Arabes et Israéliens. Lorsque le président Bouteflika l’invite à venir à Constantine, sa ville natale, tout le monde pense qu’une ère nouvelle s’ouvre, pour que tous les Algériens, de toutes les origines et confessions, se retrouvent enfin… Nous sommes en 2000 et Sharon n’est pas encore au pouvoir.

On peut rêver… On peut croire en un Etat palestinien souverain avec El Qods comme capitale, vivant en paix avec l’Etat israélien. Mais les faucons se préparent dans l’ombre. A Washington et Tel-Aviv. Et lorsqu’il sera question de traduire dans les faits la promesse de Bouteflika, trop de passions, de haines et de menaces soufflent de tous les côtés pour rendre impossible le voyage. Sans compter cette bévue d’Enrico qui, à la veille de son départ pour Constantine, se fend d’un commentaire peu amène vis-à-vis d’un FLN historique qui passionne encore les Algériens…

L’enfant de Cirta pourra-t-il un jour revenir dans son quartier pour réaliser le rêve qui le poursuit depuis plus de quatre décennies ? Je crois que tous les hommes de bonne volonté, les vrais musulmans et tous ceux qui pensent que la fraternité est plus forte que toutes les divisions, devraient agir de concert pour qu’Enrico Macias puisse réaliser le rêve de sa vie.

Mais que l’artiste y mette du sien, en évitant de remuer les plaies du passé, faire dans la provocation et blesser une génération qui a payé un lourd tribut à la libération de son pays. Nous continuons de croire que les quelques dérives et excès des hommes du FLN ne peuvent être comparés aux crimes atroces de la colonisation, mais viendra le temps où nous pourrions, nous aussi, en parler avec lucidité et courage. Il est encore trop tôt. Alors , n’est-il pas temps de reparler de ce voyage en évitant la passion qui l’entoure ? Il appartient à Enrico Macias de le concevoir non pas en tant que retour conquérant, mais comme un voyage de fraternité et d’espoir.

A l’instar de ceux qu’effectuent de nombreux Juifs d’Algérie dans leur ancien pays, sans tambour, ni trompette… Nous sommes sensibles aux vœux d’un homme qui veut revenir sur la terre de ses ancêtres. Qu’il fasse le pas si telle est sa volonté. Qu’il demande un visa et qu’il vienne. Ses amis l’accueilleront avec l’hospitalité légendaire des Algériens, mais la réception d’Etat qui devait lui être réservée la première fois n’est plus possible… Faisons reculer la haine et chassons la rancune de nos cœurs. La vie est trop courte pour la souiller de toutes ces insanités et il y a tant de plaisir à recevoir ceux qui viennent vers nous sans arrière-pensées… Nous comprenons que leur cœur soit plein de nostalgie mais qu’ils sachent que le passé est mort ! Et définitivement enterré !

Maâmar FARAH

* Chanson d’Enrico (1989)

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