LE POÈTE ET LE CHIOT

C’est l’histoire d’un petit chien au poil lisse et luisant de caniveau, tout gentil, tout mignon mais qui manquait quelque peu de consistance. Sans collier, dépourvu de pedigree, il avait été trouvé un matin par Zigomar, le poète du village, derrière la haie de cactus à l’orée du douar.

Comme tous les jours à l’aube, Zigomar avait quitté sa demeure en pisé et s’était éloigné du village pour faire ses ablutions, sa prière de l’aube et se laisser prendre par ces intenses méditations qui précèdent l’irruption de sa poésie volcanique. Tandis que le poète mettait un pas devant l’autre sur le chemin de sable et que son esprit, lui, flottait dans la stratosphère des sentences philosophico-poétiques, emphases familières, un gémissement semblable au babil d’un nouveau-né le fit débarquer des altitudes.

Frémissant contre les cactus, les yeux rouges, la robe grisâtre de bâtard, le chiot poussait de brefs cris de détresse entrecoupés de silences denses qui formaient, au bout du compte, comme une litanie pathétique. Le chiot déchira aussitôt le cœur du poète. Emu par cette créature en laquelle palpitaient toutes les souffrances du monde, à commencer par l’abandon, il ne se posa aucune question, se précipita et prit le chiot dans ses bras. Il ne s’est pas demandé d’où pouvait sortir ce chien dans ce village au milieu de nulle part où, depuis que la tribu s’était arrêtée, il n’y avait jamais eu de canidés. Comment avait-il pu arriver là ?

Avait-il été parachuté dans la nuit par quelque force ennemie afin de déstabiliser le douar réputé dans toute la contrée pour être un havre de paix où l’on n’entendait jamais un mot plus haut que l’autre et où les aboiements n’existaient plus ? Le poète n’avait pas eu le temps non plus de se demander si l’ennemi millénaire, tapi quelque part dans l’aride immensité de sable ceignant le douar, et contre lequel Zigomar avait écrit ces vers incisifs que les patriotes se faisaient un devoir de déclamer la flamme dans la voix, n’avait pas inoculé un virus quelconque au chien qui contaminerait le bétail du douar avant d’en exterminer la population. Peu suspicieux, Zigomar ne pouvait même pas s’imaginer que les laboratoires de l’ennemi étaient en mesure depuis belle lurette de répandre des maladies comme autant d’armes de destruction massive.

Ils pouvaient avoir inoculé à cet innocent chiot aux yeux de chien battu, il faut bien le dire, de quoi donner à tout le cheptel l’encéphalopathie spongiforme bovine, qui pourrait transmettre à son tour à l’homme une variante de la maladie de Creutzfeldt-Jacob. Tout à sa compassion, Zigomar, à la culture scientifique aussi étendue que la superficie de sable dans laquelle il était né et avait grandi, avait omis d’envisager que le chien sans laisse qu’il portait à présent à bout de bras aurait pu être destiné par les sataniques laborantins de malfaisantes officines à transmettre le virus H5N1 à l’origine de l’épidémie de grippe aviaire.

Pas plus qu’il n’avait songé que les docteurs Folamour des bacilles fabriquant la mort dans leurs antres criminels pouvaient parfaitement faire porter, au petit toutou des poubelles, à son corps défendant et à l’insu de son plein gré bien entendu, le Bacillus Anthracis ou l’anthrax, cette toxi-infection animale transmissible à l’homme, connue sous le nom de maladie du charbon. Bref, Zigomar n’avait pas pensé une seconde que le chien qu’il tenait dans son giron pouvait dissimuler une station d’écoute dans ses viscères trafiquées par les ingénieurs de Big Brother, qu’il avait peut-être été branché, à l’aide d’un appareillage de pointe sur un de ces satellites d’espionnage dont on dit le ciel truffé et qui vous scrutent jusque dans l’intimité du cabinet de toilettes.

Vibrant d’humanité, Zigomar n’avait pensé qu’au cri de son cœur lui rappelant que depuis la sédentarisation de sa tribu, aucun chien n’avait trottiné dans les allées sableuses du village que les siens avaient fait pousser à un jet d’une guelta en un point mort sur toutes les cartes. A l’époque encore récente de la transhumance, Zigomar se souvenait que les caravanes possédaient ces superbes sloughis au caractère indépendant mais réservé, prompts à la chasse, qui coursaient la gazelle de Dorcas pare-choc contre pare-choc. Sa tribu ne tolérait dans les tentes bédouines que ce chien qui, parce qu’on le disait descendu du lévrier d’Egypte, avait une haute idée de lui-même à en devenir gâté et susceptible.

Le seul défaut que lui trouvait Zigomar, était que le sloughi avait horreur de se rabaisser à l’accomplissement de cette fonction naturelle chez le chien : aboyer. C’est pourquoi la tribu avait lâché tous ses sloughis dans le désert. Sédentarisée, elle avait plutôt besoin d’un chien qui, à l’instar de celui de Canaan, avait un sens de la possession aigu, considérant le territoire à garder comme l’extension du maître.

C’est ce qu’il voulait faire de ce chiot : l’élever comme un chien de Canaan capable d’identifier un étranger à une distance cinq fois supérieure à d’autres races de chiens de garde. Vigilant, c’est ce qu’il devait être ! Il lui enseignerait aussi les aboiements inlassables et répétitifs, et comment repérer les caravanes à deux kilomètres à la ronde.

Zigomar convoqua à l’aube une assemblée de tous les habitants du village. Il leur montra le chiot frissonnant, rappela au souvenir des anciens les sloughis qui avaient suivi la tribu dans son errance, décocha quelques strophes de son cru pour célébrer le prestige de leur lignée commune puis fit part de son intention de faire de ce chiot le prince du désert.

Il allait lui apprendre à développer ses mandibules comme un athlète d’élite ses muscles et son mental, à aboyer au passage des caravanes jusqu’à trouer les tympans des caravaniers. Il voulait même, pour tromper l’ennemi, le faire aboyer dans une métrique de poète des grands espaces. Il était sûr qu’il parviendrait à faire de ce chiot un chien cultivé et obéissant en se persuadant, comme Werner Herzog dont il connaissait évidemment toute la filmographie, que les nains aussi avaient commencé petits. Il lui transmettrait enfin ce rite millénaire qui avait assuré la survie à sa tribu, et qui consistait à faire tout seul le beau devant un miroir en scandant qu’il était le meilleur.

Ainsi en fût-il. Vint le jour où Zigomar quitta ce vaste et merveilleux monde qu’il avait su si bien chanter et pour lequel il avait dressé les chiots à aboyer au passage des caravanes. Vint aussi les jours tempétueux où, telle l’Atlantide aspirée par le néant, le village avait été avalé en une nuit par les sables. Seul le chiot avait survécu, devenant entre-temps un chien expérimenté dans les aboiements et dont la réputation des mandibules avait dépassé les confins du désert ; il avait dû son salut à une sorte d’arche de Noé apprêtée par Zigomar, visionnaire qui avait pris connaissance de la prophétie de l’apocalypse. Exilé dans une ville du nord, le chien avait changé de territoire mais il avait gardé les bons reflexes appris par Zigomar. Il se regardait dans un miroir et se disait qu’il était encore le meilleur. Il voyait des caravanes partout, ce qui provoquait des aboiements impromptus et inintelligibles.

Arezki Metref

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