LETTRE-TÉMOIGNAGE POUR CHLEF

Ma chère maman

J’ai longtemps hésité à t’écrire, de peur que tu me reproches d’être resté si longtemps loin de toi. Mais les nouvelles qui me sont parvenues par quelques amis fidèles et les comptes rendus des journaux m’ont anéanti et ont réveillé bien des souvenirs…douloureux. Car, vois-tu, ce qui «nous» arrive aujourd’hui est l’histoire de l’héritage qu’ont laissé les parents, devenu avec le poids des ans un fardeau trop lourd pour les frêles épaules de nos enfants.

Ce vendredi 10 octobre 1980, face à la fatalité du destin nous avions, grâce au soutien du reste de l’Algérie, fait courageusement notre deuil. Nous n’oublions pas combien l’Algérie entière était près de nous. Nous avions grand espoir pour reconstruire une nouvelle vie. A peine les blessures cicatrisées qu’un autre malheur nous frappait, il était l’oeuvre de tes propres enfants d’alors: «El Asnam» disparaissait. Chlef, nous disait-on, est désormais votre nouvelle identité. Ainsi, nous avons changé trois fois de nom en moins de 20 ans! Ils nous accusaient de porter un nom d’idolâtres. La terre avait tremblé parce que nous avions un nom païen: El Asnam, les idoles disaient-ils, les ignorants! Après la perte de nos frères et soeurs, après celle de nos maisons, nous avons perdu notre nom, notre âme.

Depuis, nous errons. Nous avions compris dès ce moment, que nous étions condamnés par un tribunal moyenâgeux, inquisiteur, composé de quelques illuminés de tes propres enfants. Ils se reconnaîtront. Dès les premières semaines qui avaient suivi le drame d’octobre 80, nous assistions au partage de ce qui restait du cadavre d’El Asnam. Oui, rappelle-toi combien de chefs, responsables et membres du tribunal inquisiteur, parmi tes enfants aînés traçaient les frontières de leurs futurs territoires. Comment ils s’étaient constitués en sectes.

Comment ils «mangeaient» tels des vautours, lambeau par lambeau, les restes de ton corps. Comment ils salissaient et bannissaient ceux de tes enfants qui te restaient fidèles. Parmi les fidèles, il y avait ceux qui étaient montés au front: ils créèrent l’Association «Lasnamia» en 1986. Ils s’appelaient Houari, Sayah, Chorfa Belkacem, Kouardi Bouali, Boutiba Mahiedinne, Klouch Abdelkader…et bien d’autres. Ils ne faisaient que reprendre le nom de cette Association qu’ils avaient fondé bien avant 1980.

Ils frappaient à toutes les portes pour réhabiliter le nom d’origine, El Asnam, et pour bien d’autres missions sociales et culturelles et pour…indemniser les sinistrés que nous étions, afin de ne pas demeurer éternellement dans les baraques que les autres appelaient «chalets». Vois-tu, ce qui t’arrive aujourd’hui ne date pas d’hier. Ta colère de ce dimanche 27 avril remonte à bien loin. Depuis 28 ans, pas le moindre espace de liberté, conquête sociale ou réalisation au profit de tes enfants, et il y en eut, n’a été facile. Plusieurs de tes enfants en payèrent le prix fort.

Souvent celui de leur vie. Rappelle-toi, Bachir Djellid, brillant ingénieur urbaniste assassiné au mois de Ramadhan 1994. Lui, conseiller du wali qui s’est retrouvé devant ce même tribunal sur plainte d’une grosse fortune qui a accaparé, avec la complicité de l’APC, un terrain destiné à la construction d’un temple du savoir: un lycée. La wilaya (et le wali) était devant les juges. L’Etat avait perdu devant la menace. Et nous n’avions rien fait sur le moment.
Nous gardions un silence complice devant l’enrichissement par le vol des biens de l’Etat par bien d’élus et responsables et requins privés. Avec un tel héritage, que peuvent faire tes petits enfants d’aujourd’hui? Le monde est ainsi, aujourd’hui, c’est le wali qui cite devant le juge un de tes enfants pour avoir osé rappeler ta plainte. Mon coeur est d’autant plus meurtri quand tes enfants éclatent leur colère sur le peu qui a été bâti patiemment à la sueur des anonymes depuis 28 ans.

Bien sûr que les dirigeants de l’Algérie qui se sont succédé depuis ces temps t’ont souvent dédaignée comme ils ont dédaigné bien d’enfants de contrées de l’Algérie profonde. Bien sûr, qu’à chacune de nos retrouvailles tu me parles et j’écoute impuissant tes plaintes: chômage, pauvreté, oisiveté, hogra, le vide, rien que le vide. Faudrait-il ajouter au vide la désolation? Inventer ton propre capharnaüm? J’ai rêvé que nous tous à Chlef et ailleurs marchions, marchions seulement, en silence. Répéter s’il le faut les marches silencieuses. Sans heurts, sans violence. Dignes, fiers.

Pour dire à tous les responsables de Chlef et de l’Algérie que nous savons. Que nous avons tellement dit, imploré, crié, payé. Pour dire que nous n’avons plus rien à dire. Que nous marchons. Simplement. Dans le sens de l’histoire. Celle commencée par nos aïeuls et que l’on doit réhabiliter.
Un jour peut-être, nous serons libres et heureux. Un jour, sûrement, nos enfants et leurs enfants vivront heureux. Nous irons le coeur léger et l’esprit reposé nous recueillir sur les tombes de notre mémoire. En attendant, pardonne-moi de n’être pas à tes côtés en ces moments douloureux, comme je te pardonne ta révolte et la comprends.

A très bientôt.
Ton enfant chéri.

M’hammedi BOUZINA

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