L’ÉMASCULATION
Vous avez sans doute entendu cette information ahurissante. Il s’appelle Lakhmissi et il a 23 ans. C’est un jeune de Bordj-Bou-Arréridj , membre d’une famille de huit enfants, dont le père est un paysan démuni. Son frère aîné, père lui-même de deux enfants, ce qui augmente les bouches à nourrir, est le seul salarié de la maisonnée.
Comment manifester son mécontentement devant cette hogra inqualifiable qui le tient sans revenu ? Comment «protester contre le chômage et l’exclusion», pour reprendre les termes utilisés par El Khabar le premier quotidien à rapporter l’information ? Eh bien, Lakhmissi n’a pas publié une lettre ouverte au président de la République. Il n’a pas pris une plume trempée dans l’encre de la débrouille individuelle pour interpeller tous les responsables susceptibles de lui donner un petit coup de pouce afin de trouver un boulot. Il n’a pas manifesté en recourant, à l’instar de beaucoup de jeunes de son âge, à l’acte émeutier, comme c’est le cas, au même moment, pour d’autres jeunes gens à Gdyel et dans diverses régions du pays.
Il n’a pas non plus entrepris une grève de la faim. Il ne s’est pas suicidé comme c’est malheureusement de plus en plus fréquent. Il n’a pas tenté el harga. Il n’a rien fait de tout cela. Mais il fait plus impressionnant que tout cela réuni. Il s’est émasculé. Il s’est tranché le sexe. Le symbole est loin d’être anodin. La ville de Bordj-Bou-Arréridj a été plongée dans l’émoi par cette automutilation protestataire.
Pendant plusieurs jours, rapportent des témoins, on n’a parlé que de cet acte de désespoir. Il y a de quoi. L’émasculation est si lourde de sens qu’elle interpelle dans ce que l’homme a de fondamental dans son identité organique, particulièrement dans nos sociétés méditerranéennes bâties sur l’exaltation de la virilité et de la valorisation de ses attributs. Il n’est pas certain que l’émoi suscité par l’acte désespéré de Lakhmissi eût atteint la même magnitude s’il avait utilisé des moyens d’expression protestataire plus classiques. Une information ainsi formulée choquerait- elle encore dans nos temps blasés : «Un jeune de Bordj-Bou-Arréridj observe une sévère grève de la faim pour attirer l’attention sur le chômage».
Qui cela émeut-il ? Hélas, même une information au contenu aussi dramatique que le suicide ne résiste plus à la banalisation qui entache toute chose. Dans notre monde où la violence est la médiation la plus répandue, un suicide n’est plus qu’un phénomène pris dans les statistiques de la catastrophe. Mais l’émasculation ne peut pas ne pas frapper l’imagination. Elle possède une puissance démonstrative qui n’autorise pas l’indifférence. Toutes choses étant égales par ailleurs, l’acte de Lakhmissi est de la même force, sans avoir le même sens, que celui du légendaire Jan Palach en 1969.
Qu’est-ce qui a poussé cet étudiant modèle en histoire à s’immoler par le feu et à souffrir en mourant dans d’atroces douleurs cinq mois après l’entrée de l’armée soviétique à Prague ? A ce jour, on n’a pas déchiffré la complexité constitutive du passage à l’acte. Mais pour l’observer encore quotidiennement, près de 40 ans plus tard, on sait seulement que l’immolation donne un signal, délivre un avertissement qui est instantanément entendu. Il l’a été à l’époque comme il l’est aujourd’hui où des jeunes Tchèques, poursuivant cette tradition sacrificielle inaugurée par Jean Palach, se donnent la mort par le feu pour protester contre l’intervention américaine en Irak.
La comparaison entre ces derniers et Lakhmissi vaut seulement au niveau de la force d’interpellation. Jean Palach aurait choisi de s’immoler en toute lucidité. On ne lui connaissait pas de troubles psychiques comme trois étudiants qui, dans son sillage, se sont immolés dernièrement pour fustiger l’occupation américaine de l’Irak.
Quelle lecture les psychiatres vont-ils faire de l’émasculation de Lakhmissi ? A-t-il, en toute lucidité lui aussi, décidé de se trancher volontairement ce symbole de son appartenance au monde masculin, théoriquement dominant, pour signifier que, sans travail, sans avenir, il est réduit à un statut social où cet appareil génital-là devient superflu ?
De commettre l’émasculation n’est-il pas la conséquence, au contraire, d’une pulsion découlant d’un trouble ? Les psychiatres, qui ne manqueront pas de se pencher sur ce cas inédit, apporteront certainement un éclairage à la fois sur les mécanismes qui ont conduit à ce type de mutilation et surtout, sur la signification du symbole sexuel dans une société aussi sexuée que la nôtre.
Pour l’heure, et sans en savoir davantage, il est tentant de donner au désespoir qui a probablement poussé Lakhmissi à l’ablation de sa virilité cette interprétation terrifiante et, espérons-le, erronée : réduits à la posture d’eunuques, ayons-en l’anatomie diminuée ! En tout cas, l’acte de Lakhimissi vaut que l’on s’y penche avant que, les manifestations et les grèves ne donnant rien, les suicides se banalisant, cette pratique ne se généralise au risque de distinguer, dans le concert des nations, nos gouvernants comme ceux du pays où les hommes se coupent le sexe.
Arezki Metref