Le panneau

Pas de chance, j’habite au rez-de-chaussée, en face du panneau flambant neuf que des gus en salopette viennent juste de poser. Chaque fois que j’ouvre ma fenêtre, je tombe sur les futurs députés. Ils ont des bobines plus neuves encore que le panneau. Ils ont tous le costume cravate de rigueur et un air profond qui doit signifier quelque chose dans le genre : la solution de tous tes problèmes, coco, elle se cogite derrière les lunettes que voilà ! Quelques-uns sourient mais d’un sourire de photomaton, un peu flou, un peu forcé.

D’autres te tirent une mine aussi grise que ce crayon qu’ils n’aiment pas. La médiocre qualité de l’impression des affiches les rend semblables les uns aux autres. Ils ont, pour la plupart, l’air d’être écrasés par les couleurs délavées sur ce papier gondolé. Mais qu’importe ! L’essentiel est qu’ils soient là, avec leurs jolis sourires, leurs inquiétudes renfrognées, leurs promesses informulées, leurs doutes muselés, la flamme du pouvoir, du moins d’une parcelle de pouvoir, flottant dans les pupilles brillantes. L’important est qu’ils symbolisent, jusque dans leurs bagarres parfois de chiffonniers pour les listes, cette terre lointaine que j’ai toujours rêvé d’habiter : la démocratie.

Et lorsque le matin, dans le ciel imprécis d’Alger, je vois ce panneau en fer blanc brillant et cette galerie de portraits, je me dis comme ça qu’il y a peut-être un truc qui ne colle pas. Nulle part, je crois, la démocratie n’est tombée du ciel, comme un cadeau divin. Partout, elle a été arrachée, au prix fort souvent, et entretenue tous les jours un peu comme une plante fragile. Je me dis que ce n’est pas en regardant avec le scepticisme railleur des vieillards du Muppet Show cette enfilade d’affiches ni collées ni décollées du panneau que je l’arracherais, la démocratie, oui !

Et comme beaucoup, énormément, de mes compatriotes sont comme moi, inertes et ironiques, sages mais trop sages, nous nous sommes, d’un certain point de vue, condamnés à rester les spectateurs d’un jeu dont nous sommes pourtant l’enjeu capital. Mais faut-il encore le savoir. Il n’y a pas, en fait, que ce panneau qui me rappelle que des élections vont illico changer le visage du pays incessamment ou peut-être même avant.

Il y a aussi bien sûr ces raids incongrus de candidats dans mon quartier. En faisant la tournée des poignées de mains dans ma favella, je me demande ce qu’ils doivent donc se dire en leur for intérieur ces messieurs bien mis. Ils se demandent quoi nous promettre pour qu’on leur donne nos voix ? Ils n’ont qu’à regarder, pardi ! Tu vois cette tour ? Un véritable bidonville, oui ! Il n’y pas d’eau. Dans l’escalier aveugle, la faune et la flore se bousculent pour un peu d’oxygène. A l’intérieur, on compte l’un des plus forts taux d’occupation au monde de chômeurs.

Ce n’est pas de ma faute, doivent- ils se dire ! Certes, ce n’est pas de la leur. Ce n’est d’ailleurs la faute de personne. Jamais. Que j’habite ma favela, en face du panneau qui me fait miroiter la démocratie en métal, que je dorme plus longtemps que mes gosses, aussi désœuvrés que moi, que ma vie se cogne le nez contre le premier poteau avant l’escalier qui mène au dépotoir, ce n’est la faute à personne. C’est pas moi, monsieur ! Selon des sources officielles, si faute il y a, ce serait celle d’une malédiction qu’un lointain ancêtre nous aurait laissée enfouie dans le jardin.

Quelqu’un d’inconscient a dû la déterrer sans faire gaffe, voilà tout ! Je comprends l’aspirant à la députation (quel affreux mot, ma foi !), surtout s’il est en dehors des cercles concentriques du pouvoir, quand il avoue son impuissance à réparer tout ce qui a progressivement pété dans ce pays au point où il devient ce qu’il est devenu. Mais quand même, il y a le minimum, comme dit l’autre. Je te donne ma voix, ok ! Contre quoi ? Il faut bien qu’elle serve de monnaie d’échange à quelque chose. C’est partout comme ça, les élections. C’est un marché. Toi tu viens vendre des mots et moi j’achète des promesses. Tu peux me rouler une fois mais comme dans un vrai marché, la deuxième fois, je te rattrape.

L’ennui, c’est que ce n’est pas un vrai marché. Chaque fois, tu me roules. Infailliblement. Aussi sûrement que le jour se lève. Et chaque fois, je me dis que je ne veux plus jouer l’enjeu bête. Et chaque fois encore, je n’y arrive pas ! C’est comme ça ! Ta foire à palabres décorée aux couleurs du printemps qui ne vient pas ne me fait plus rire. Tu es là dans ton habit impec, dressé au milieu de ma favela à promettre la lune pour me sortir du caniveau.

Et moi, à qui on ne la fait pas plus de deux fois de suite, je te vois venir avec tes gros sabots. Le miracle, c’est que tu arrives, avec tes gros sabots ! C’est pourquoi ce matin en ouvrant ma fenêtre et en voyant ce panneau avec toutes ces grosses têtes dessus, avec des slogans plein les déliés, je me dis que je ne suis pas tombé sur lui mais dedans. Dans le panneau ! Mais la prochaine fois, je ferai mieux, j’éviterai le panneau. Je passerai juste à côté, d’un poil. Un petit poil !

Arezki Metref

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