LA MER DEPUIS LE BALCON

– Qu’est-ce qui a donc changé ? Il fait deux pas, latéralement. On appelle ça la marche du crabe. Il répond :

– Pas grand-chose. Il refait les deux pas exactement, au millimètre près, dans le sens inverse. Le soleil généreux d’Alger est déversé par la baie vitrée. En contrebas du balcon, la mer lisse sa surface argentée sous la lueur ambiguë que vient de tamiser un nuage impromptu.

– Rien. Un silence blanc comme la réverbération de la lumière dans le miroir de l’eau apaisée se fait.

– Rien n’a changé, au fond. Maintenant, les lumières s’allument sur le port. La ville s’éclaire. Des lampadaires jalonnant l’escarpement de la colline, la clarté jaillit simultanément. Il regarde cet étincellement avec l’émerveillement d’un enfant devant un feu d’artifice. Comme un brasier renversé sur le bord, la ville se mire dans l’eau. Il scrute ce tableau intensément, comme si c’était la première fois qu’il s’offrait à ses yeux et répète :

– Rien n’a vraiment changé !

Après quarante ans d’absence dépensée à courir après l’ombre de son ombre, il a décidé de rentrer au bercail, de retourner sur ses pas, de fixer les yeux dans les yeux ce rai douloureux qui lui déchire la rétine d’absence et de clameurs familières abandonnées dans un paquet dans la décharge du temps. Pour monter ce chemin du signe premier, il a fallu briser la glace, balayer toutes ces appréhensions qui dressaient un mur infranchissable par son désir de racines.

Il a été nécessaire d’accepter même un peu de ce fatalisme qu’il refusait obstinément, récusant cette paresse qui consiste à se laisser déposséder du gouvernail de sa vie sous prétexte qu’une force extérieure tient plus de puissance pour s’y coller. Il avait peur de revenir, c’est sûr. Mais de quoi cette peur était-elle faite ? A la réflexion, ce qu’il redoutait le plus, c’était de trouver que le changement – la transfiguration, mais de quoi ? – maquille ce qui lui était familier et l’enracine quelque part. Lors de blafardes veilles dans les plus grandes métropoles du monde où il avait traîné son spleen, il s’était souvent joué la scène du retour au pays natal, à la ville natale, au picotement des origines. En projetant ces retrouvailles, il avait souvent ressenti, dans le cours cahotant des insomnies, le frisson de l’exaltation suivi immédiatement de celui du découragement.

Il savait que le recouvrement du bonheur, enfoui dans ses souvenirs prohibés, celui de ramasser la baie dans un regard fait de tous les regards, se gagnait. Il n’est pas donné. Rien n’en fait le cadeau. Il fallait se battre, contre soi-même d’abord, pour retrouver ce repère jeté dans la marche du crabe, dans ces allers et venues de guingois à travers le vaste monde dans l’oubli que tout départ se fait d’un point précis et que ce point de départ n’est pas immobile. C’était la grande leçon qu’il avait mis quatre décennies à apprendre, alternant continuellement le scepticisme avec une ardeur de potache, passant d’un état à l’autre dans une sorte d’escalade de l’arc en ciel qui lui tenait lieu d’humeur.

Ils peuvent tout faire, a-t-il pensé tout au long de ces longues, très longues années, d’errance sans patrie fixe, sans fixité aucune. Ils peuvent tout changer, y compris, dans une sorte d’alchimie à l’envers, l’or en fumier. Ils peuvent mettre leur peuple aux abois, lui arracher jusqu’au dernier souffle d’espoir, dilapider tout ce qui bouge sans peur et sans reproche et sans remords. Ils peuvent s’approprier ce qui ne leur appartient pas, quitte à l’enlever de la bouche de gens qui croyaient en eux – ou qui faisaient croire qu’ils croyaient en eux – comme en des exemples de vaillance et d’intégrité.

Ils peuvent tout cela, et même plus. Ils ne pourront jamais cependant changer cette illumination intérieure, le déclenchement de cet interrupteur du dedans quand les yeux se posent sur la mer depuis le balcon. Pour cela, il faut qu’ils enlèvent le balcon ou qu’ils déplacent la mer, ce dont-ils sont capables mais qu’ils n’ont heureusement pas le temps de faire, occupés qu’ils sont à la rapine, à la satiété. Tout le scénario qu’il a nuitamment écrit dans sa transhumance est démenti par la permanence de la mer et du balcon au-dessus de la ville. Le film est cassé, celui qu’il a construit en donnant aux autres le pouvoir de transformation au point de détourner la trajectoire du regard se posant sur le vertex des vagues.

Le balcon est là, juste derrière la baie vitrée d’où le soleil, comme un comédien truculent, fait son entrée. Et au loin, en bas, la mer, éternelle, insensible aux fluctuations de l’histoire des hommes est, elle aussi, toujours là, fidèle au rendez- vous avec le soleil qui, parfois, s’en va folâtrer, dans des infidélités météoriques, derrière les montagnes, au pays des étrangers. Lui, l’homme debout sur le balcon face à la mer, il n’a jamais été enclin à l’introspection.

Faute de le clamer, il a juste porté toute sa vie cette cicatrice : la peur de ne jamais revoir la mer de son balcon. Et voilà qu’au bout de presque un demi-siècle, cheveux et idées grisonnants, son rêve de mi-chemin se réalise. Et voilà aussi que, à l’encontre de la noirceur des tableaux qu’il s’est peints dans l’espoir et l’attente de ce retour, la sensation est intacte. La mer est demeurée virginale et le balcon élevé. Ce regard, perdu ailleurs et nulle part, pendant si longtemps, pendant un temps creux comme une calebasse, relie l’une à l’autre dans une trajectoire semblable et différente. Exactement comme il est revenu, lui, de tous ses exils, intérieurs et extérieurs : semblable et différent.

Arezki Metref

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