L’entreprise sans usine
L’entreprise traditionnelle se désintègre. Cette entreprise qui produit, distribue et gère par elle-même toutes ses fonctions a fait long feu. Le capitalisme d’aujourd’hui externalise, délocalise. L’économie se mondialise, se globalise. Et bien évidemment, ces processus, encore en cours aujourd’hui, procèdent certes de l’évolution de l’entreprise mais influent aussi sur la transformation de celle-ci.
Externalisation et délocalisation
• L’externalisation ou «outsourcing» consiste pour une entreprise à «sortir» une ou plusieurs fonctions (externaliser) qu’elle confie à un prestataire extérieur recherchant par-là à se concentrer sur le cœur du métier, c’est-à-dire les activités qui lui apportent un avantage concurrentiel, et à développer la flexibilité.
• La délocalisation d’une activité consiste pour une entreprise à abandonner son site de production traditionnel pour un autre site cherchant ainsi à profiter d’une main-d’œuvre beaucoup moins chère, ou/et de charges obligatoires moins lourdes, d’une fiscalité moins pénalisante. Les deux phénomènes sont, bien sûr, complémentaires. Ils ne sont pas tout à fait nouveau mais ils explosent depuis le début des années 1990. L’élément décisif qui a favorisé ce mouvement revient aux Nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), les spécialistes parlent d’ailleurs, aujourd’hui, de Technologie de l’information et de la communication (TIC) pour souligner leur banalisation, le terme nouvelles n’ayant plus grande pertinence, grâce aux TIC, aujourd’hui, la distance n’est plus un obstacle.
Les entreprises du Nord externalisent des fonctions de plus en plus proches de leur cœur de métier. Pour le transport, l’entretien ou la maintenance, la pratique s’est systématisée. «Il y a dix ans, des sociétés possédaient encore leurs propres wagons pour acheminer leur production… Aujourd’hui, elles recourent à des prestataires de services qui se chargent de tout jusqu’au tracé des itinéraires» (Thierry Muller, responsable de l’outsourcing chez Andersen France — in Enjeux - Les Echos n° 179). De même, la gestion des ressources humaines, du recrutement à la paie est externalisée : «95% des firmes anglo-saxonnes s’y adonnent », nous dit le cabinet Michel Page.
En France, 35% des entreprises y recourent mais le mouvement s’amplifie. Selon l’étude publiée par Les Echos - Enjeux que nous venons de citer, le marché mondial de l’externalisation, toutes activités confondues, était de 140 milliards de dollars en 1997, 300 milliards de dollars en 2002. Il avoisinerait 440 milliards de dollars en 2007. La moitié de ces contrats sont conclus en Europe, quelques exemples d’outsourcing : Swissair en 1991, Lufthansa en 1995, British Airways en 1996 externalisent leur comptabilité à Bombay en Inde.
Nathan ou Larousse font numériser leurs livres à l’île Maurice, Rank Xerox installe des centres d’appel (call centers) en Irlande. Luxent et Hewlett- Packard externalisent leurs activités de design et de développement de logiciels en Inde. Selon Mc Kinsey, le marché mondial des services délocalisés pourrait dépasser 500 milliards de dollars en 2008. L’Inde bénéficie pleinement de cette mondialisation. Selon l’Association française des entreprises de services et de logiciels, les «téléservices» rapporteront à l’Inde quelque 17 milliards de dollars en 2008.
Enfin, le bureau de conseil Andersen indique que 70% des grandes entreprises françaises «succombent aux charmes de l’externalisation et selon The Economist Intelligence Unit, les patrons américains estiment que l’outsourcing aura plus d’impact sur leur activité dans les dix prochaines années que les fusionsacquisitions et les alliances. Pour autant, peut-on dire qu’externalisation et délocalisation sont irréversibles et constitueront pour longtemps encore, le nouveau visage de l’entreprise capitaliste ?
Certains auteurs observent que les freins à ce double processus sont encore nombreux et dans de nombreux pays européens, l’externalisation est vécue comme une «mutilation» (Cf. Les Echos, op. cit.). Il y a là une bataille de plus en plus ouverte des firmes contre les Etats ou plus exactement des Etats contre les firmes, ces dernières, dont le seul drapeau est le profit, poussant à l’externalisation et la délocalisation pour maximiser la valeur créée, les Etats tentant, au contraire, à limiter au nom du patriotisme économique ce double processus qui dévitalise les territoires nationaux et aggrave le chômage des autochtones.
Thierry Muller, l’expert de chez Andersen France, tempère l’analyse en observant : «Avec son «entreprise sans usine» Alcatel a forcé le trait. C’est surtout un effet d’annonce destiné à indiquer une direction.» Quoi qu’il en soit, et nous avons déjà eu l’occasion de le souligner, toute nouvelle stratégie industrielle nationale qui ne tiendrait pas compte de ces nouvelles démarches des firmes internationales, aura peu de chance de participer positivement à la mondialisation de l’économie et d’en tirer bénéfice pour son propre développement national. Pour notre pays, à bon entendeur…
Abdelmadjid Bouzidi