Les bons traîtres

Traduire un sentiment, c’est beau. Traduire en justice, c’est triste. Traduire une phrase, c’est fou. Déjà que les mots, ces assemblages étranges de sons, sont fourbes, quand on les fait passer d’une langue à l’autre, ils redoublent de perfidie sous leurs nombreux masques, tous plus invraisemblables les uns que les autres.

D’où le fameux adage italien, traduttore, traditore, qui nous rappelle que le langage est quelque part une commedia delle arte. Donc, traduire serait trahir. Pourtant, à contempler l’histoire, on peut facilement établir que si les traducteurs sont des traîtres, ce sont alors de bons traîtres.

Sans eux, sans doute l’humanité n’aurait jamais pu avancer. Ce sont ces traîtres qui ont permis de transmettre les connaissances d’une civilisation à l’autre et de capitaliser et d’enrichir le savoir et la pensée au fil des pages et des siècles. L’apogée de la civilisation musulmane doit beaucoup aux sciences qui, sous son aile, se sont d’abord construites en traduisant du grec, du sanscrit, du persan, du chinois, etc.

Puis la Renaissance européenne s’est construite en traduisant notamment de l’arabe au latin. Puis l’anglais s’est imposé et sera peut-être demain — qui sait ? — déclassé à partir de l’Asie où Chinois et Indiens traduisent abondamment et créent. Car toujours, les traducteurs ont été soit eux-mêmes créateurs et chercheurs, soit entremetteurs des savoirs antérieurs auprès des savants.

Ce n’est donc pas pour rien que Merzac Begtache nous parle avec émotion de cette reproduction, qui figure sur sa table de travail, d’une page manuscrite d’un livre d’Al-Fârâbî traduit en latin par Gérard de Crémone (voir p. 23). De même, Abdelalli Merdaci nous fait découvrir, par le truchement d’une anthologie récemment rééditée, une pléiade de jeunes auteurs algériens des années vingt, écrivant en arabe, météores d’une littérature moderne qui s’exprimaient dans les publications des Oulémas (voir p. 24).

Au passage, cette image forte de Cheikh Benbadis qui jamais n’en censura un seul, se contentant, après les avoir publiés, de leur adresser des notes pour les rappeler à la réserve morale ou aux règles classiques car ils étaient volontiers adeptes du vers libre. L’un d’eux, Ramdane Hammoud, avait traduit l’écrivain et philosophe Lamennais, précurseur de la démocratie chrétienne qui devint socialiste.

Tous maîtrisaient l’arabe à la perfection, la plupart pratiquaient une ou deux autres langues. Ils avaient expérimenté en leur temps ce rôle que la traduction commence à jouer en Algérie en brisant les barrières des langues et en permettant aux œuvres de circuler des uns aux autres. Oui, les traducteurs sont des traîtres : à l’enfermement culturel, à la régression et à sa faconde, à l’exclusion mutuelle. Il faudrait les augmenter, dans les deux sens du terme.

Ameziane Ferhani

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