Les non-dits de la société générale
La Société Générale, deuxième banque française par la capitalisation, a très tôt réagi à la tempête qui l’emportait la semaine dernière. Son premier communiqué à destination de ses clients, daté de jeudi 25 janvier et signé de «l’Equipe Produits de Bourse», se veut rassurant : l’acte de l’agent indélicat serait isolé et circonscrit.
La «fraude sans précédent», par ailleurs qualifiée d’«incident exceptionnel», serait le fait d’un collaborateur isolé et n’aurait aucune incidence sur les produits de Bourse détenus par les clients de la banque. Les faits tels que rapportés par la Société Générale accréditent la thèse du «fraudeur solitaire ». Nous sommes dans l’une des tours de La Défense, où sont installées les activités de marchés de la banque. L’auteur de l’acte indélicat est un jeune spécialiste de l’informatique bancaire de 31 ans, Jérôme Kerviel, opérateur (trader) depuis 2000 au «back office», l’endroit où sont traitées et enregistrées les opérations.
L’intervention de Kerviel portait sur les marchés dérivés d’actions – options, contrats à terme – sur les indices boursiers européens, depuis douze mois. Des marchés à fort effet de levier. La fraude provient de ce qu’il passait un ordre d’achat à l’insu de la banque et «le cachait, par un autre ordre fictif ». Au moment critique où l’acheteur aurait pu alerter la banque, l’ordre était effacé et remplacé par un nouveau.
Il aurait ouvert et fermé plusieurs positions successivement, avec des couvertures fictives, ce qui en rendait la détection difficile par les systèmes de contrôle du fait qu’il annulait ses positions bénéficiaires par des positions fictives. Manquant de flair, il a acheté quand le marché baissait et vendu quand ça montait, passant des ordres de plus en plus gros, jusqu’aux 48 milliards d’euros. Des positions colossales prises depuis le début de l’année afin de parier sur une hausse des marchés d’actions en contournant les procédures de contrôle dont il avait acquis une connaissance «aussi intime que perverse», selon la banque.
En effet, d’après elle, la position frauduleuse a été bâtie au cours des quinze premiers jours de janvier, mais le système mis en place par le trader l’a été dès 2007. La fraude n’a donc été découverte que le vendredi 18 janvier lors d’un contrôle de routine dans la salle des marchés, l’inspection des risques décelant une erreur : un ordre est passé sans que lui soit adjointe sa garantie fictive. Un comité de crise est convoqué pour élaborer un plan de sauvetage. Il ne cède pas à la panique et garde le secret, pour permettre à la banque de revendre, discrètement, dans le marché, les produits achetés par son trader.
Il lui a fallu trois jours (entre lundi 21 et mercredi 23 janvier) pour déboucler ces positions et liquider les 48 milliards, par tranches. 48 milliards d’euros de contrats à terme sur l’indice Eurostoxx50, le Dax allemand et le Footsie anglais. L’incendie est rendu public le 25 janvier. Il est déclaré maîtrisé et circonscrit parce qu’il existerait, selon le communiqué de la même date, une «muraille de Chine entre les activités clients et le trading pour compte propre». Il s’agirait en quelque sorte «d’une fraude qui est totalement déconnectée des activités normales de la Banque» dont la seule conséquence est de réduire le résultat net du groupe pour l’exercice 2007 à une fourchette comprise entre 0,6 et 0,8 milliard d’euros – ce qui maintiendrait intacte la solvabilité de la banque et son bon niveau de notation par les agences de rating.
Même dans les produits de Bourse le «savoir-faire et l’expertise de la Banque, bâtis depuis 20 ans» resteraient intacts et feraient l’objet à l’avenir «d’une gestion des risques toujours plus rigoureuse et renforcée ». Le bilan des pertes recense deux gros coups qui risquent d’être fatals : un coup dans le ventre (4,9 milliards) et un coup dans la nuque (2 milliards d’euros de dépréciations d’actifs au titre du «subprime» et des rehausseurs de crédit). Des coups durs qui la rendent, en outre, plus vulnérable à une éventuelle offre publique d’achat (OPA) : elle ne vaut plus “que” 35 milliards d’euros en Bourse, moitié moins de ce qu’il y a un an.
Première mesure : la banque dépose plainte auprès du parquet du tribunal de Nanterre contre son trader pour faux en écritures de banque, usage de faux et intrusions informatiques. Elle le démet de ses fonctions, ainsi qu’une demi-douzaine de responsables de la banque d’investissement. D’autres plaintes sont déposées par des actionnaires mécontents. Autre réaction : pour renforcer ses fonds propres et éviter une trop lourde dégradation de sa note par les agences de notation, la Société Générale va procéder à une augmentation de capital de 5,5 milliards d’euros, qui sera garantie par deux banques, JPMorgan Chase et Morgan Stanley, afin de se remettre à flots et respecter les ratios réglementaires. A ce stade de l’évolution du dossier, les grands questionnements portent sur l’efficience des dossiers, les éventuelles intentions cachées et les conséquences possibles sur ses activités en Algérie. Les traders ressemblent à des joueurs pour compte de casinos qui disposent parfois d’une grande masse de jetons qu’ils misent sur des cartes ou des positions. A la sortie de la salle de jeux, leur récompense se chiffre parfois à des dizaines de millions de dollars de bonus. Ils sont néanmoins suivis et contrôlés à distance. Il en est de même pour les équipes de négociation pour compte propre, encadrées par un responsable et par des professionnels du contrôle de risques.
Le contrôle des risques qui est indépendant du trading vérifie notamment que le montant des transactions est autorisé et que le niveau de pertes est respecté. Ainsi, chaque collaborateur a des limites propres à ne pas dépasser sur différents paramètres. On peut prendre au maximum environ 20 % de risques sur nos fonds propres. Parallèlement, les opérations sont communiquées au middle office et au back office (chargés de vérifier l’exécution des transactions et de les inscrire dans les comptes), qui peuvent, eux aussi, détecter d’éventuelles aberrations. Le problème de gestion que rencontrent les banques est que, lorsqu’elles font passer du personnel du back office (moins bien rémunéré) au front office (qui ouvre droit à un pourcentage du bonus), elles offrent certes une belle possibilité de promotion sociale à des gens peu valorisés et un peu déconsidérés, mais elles prennent un risque accru de fraude du fait de cette double connaissance.
La faille se trouve dans la marge autorisée entre l’ingéniosité du contrôleur et l’inventivité plus grande de certains traders. C’est cette marge qui rend les opérations invisibles. La marge ainsi tolérée est tellement faible que les analystes les plus avisés émettent les plus grands doutes sur la possibilité pour un trader de générer tant de pertes sur une si longue période. Dans une interview au Parisien, Alain Crouzet, P-dg de Montségur Finances, déclara qu’il ne «croit pas à la thèse du trader fou» qui ressemble fort à «un parfait bouc émissaire dans cette période actuelle de crise financière». «Même quand on est un virtuose du clavier, perdre 4,9 milliards d’euros signifie, comme le confirme la Société générale, avoir accumulé des positions de l’ordre de 40 à 50 milliards d’euros. C’est plus que les fonds propres de la banque. C’est colossal !» Les déclarations d’Elie Cohen (membre du CNRS) à l’AFP, sur le scepticisme des «salles de marché» quant à la possibilité qu’un seul individu ait organisé tout cela, ont été largement répercutées sur les sites internet, de même que celles de Marc Touati de Global Equities sur le fait que si 100 à 200 millions de pertes peuvent être cachés, il est impossible de faire de même avec 5 milliards.
Devant l’ampleur de la catastrophe, les analystes s’interrogent sur la nature réelle des pertes enregistrées, émettant la possibilité que le montant annoncé comprenne des pertes réalisées ailleurs. Bien mieux, certains, notamment parmi la finance anglosaxonne, laissent entendre que la banque aurait «trompé» la Fed, la banque centrale des Etats-Unis. Ils soutiennent que l’intervention de la Société Générale pour déboucler ses positions pourrait être à l’origine de la décision de la Réserve fédérale américaine (Fed) de baisser ses taux directeurs. Ce jour-là, lundi, les marchés américains étaient fermés, pour cause de jour férié en hommage à Martin Luther King. Craignant que la baisse des marchés boursiers européens provoque un plongeon de Wall Street, mardi, la Fed aurait décidé en catastrophe d’assouplir sa politique monétaire.
Selon David Gaffen, commentateur au Wall Street Journal, la décision de l’institution monétaire doit être analysée «sous un jour nouveau avec le recul sur les ventes de la Société Générale, lundi. Pour être clair, ils sont tombés dans le panneau». Un constat que partage un autre dirigeant de fonds de pension, cité par le Financial Times: «Il est maintenant certain que la Fed a cédé à la panique causée par un trader indélicat. Sa décision de baisser les taux montre aussi qu’elle n’a pas été informée de ce qui se passait à la Société Générale.» La fraude pourrait masquer une audacieuse politique du risque. «La Société Générale a pu charger la barque sur le thème de la fraude pour faire passer plusieurs mauvaises opérations de marché», suggère de son côté Elie Cohen à l’AFP. Plus globalement, c’est la financiarisation de l’économie mondiale qui la rend avide de profits immédiats.
Une perversion que déplorent les plus grands chantres du capitalisme. Dans une interview donnée au quotidien autrichien Der Standard*, le financier milliardaire américain George Soros, qui participait au Forum de Davos, s’en prend à ce qu’il appelle le «fondamentalisme de marché» (Marketfundamentalismus). De quoi s’agit-il ? «C’est la conviction selon laquelle les marchés financiers se comportent tel un balancier et tendent à rétablir l’équilibre. Je crois que c’est une fausse idée. Nous traversons maintenant une crise financière vraiment grave», indique le financier américain.
La présence de la Société Générale en Algérie figure au chapitre de ce que M. Abdellatif Benachenhou, l’ancien ministre des Finances, appelle «la diversité » française**, une stratégie qui repose sur la banque comme accompagnateur de la montée en puissance des groupes dans l’agroalimentaire, l’industrie pharmaceutique et le pneumatique. Parmi les seize banques étrangères qui se sont installées en Algérie depuis l’ouverture du secteur à la concurrence, en 1990, la Société Générale occupe une place à part. Société Générale Algérie est née en 1999 de la rencontre de la société mère (61%), d’actionnaires privés algériens (Fiba holding pour 29%) et de la SFI (une filiale de la Banque mondiale, pour 10%) — avant de racheter leurs parts en 2004.
SGA est aujourd’hui la première banque privée en Algérie avec un capital de 2,5 milliards de dinars, un portefeuille de 25 000 clients et un réseau de 37 agences. Les responsables locaux de la banque s’accrochent à la thèse d’une double étanchéité : fonctionnelle et territoriale. A la «muraille de Chine entre les activités clients et le trading pour compte propre» invoquée dans le premier communiqué du siège s’ajouterait la spécificité nationale d’une économie fortement réglementée s’agissant notamment des étrangers.
Ammar Belhimer
* Der Standard, du 21 janvier 2008.
** Abdellatif Benachenhou, Les nouveaux investisseurs, Alger 2006.