FRAGMENT DE CONTRADICTION ENSOLEILLÉE

Il y avait un coiffeur, dans une rue adjacente à la rue Bab Azzoun, où Hadj M’hamed El Anka venait se faire couper les cheveux. C’est-ce qu’on disait et, qu’on le dise, suffisait pour nous à élever l’échoppe au rang de légende. Le maître coiffeur, entouré d’une kyrielle d’apprentis déférents, avait le verbe sucré et miné de sens. En maniant le ciseau comme un instrument de précision, il lâchait un mot et c’est à qui en décrypterait le premier les significations multiples en ouvrant dans sa tête le dictionnaire el ankiste. Un régal d’éloquence, même si nous ne comprenions pas tout.

Un peu plus loin, dans une rue sombre au-dessus de la place des Martyrs, il y avait «Kahwatt Malakoff», le café d’El Anka. Partout aux murs, on voyait des photos du phénix renaissant constamment des cendres du Vieil Alger dissimulé sous les nouvelles strates de la terre d’Algérie. Les anecdotes tournaient toutes autour du maître dont la récente disparition avait pris les accents sincères de tragédie nationale. El Anka disparu, c’est une bibliothèque doublée d’un conservatoire qui brûlait.

Au pied de la Casbah, à Zoudj Ayoun, il y avait aussi ce gargotier chez qui nous allions nous régaler de foie frit à l’huile d’antan. L’huile avait l’air si vieille qu’en imprégnant le morceau de baguette du casse-croûte, elle lui donnait un goût incomparable. Comme la madeleine de Proust, «Casse-croûte kabda» demeure souvent ce succulent repas qui, jusqu’à aujourd’hui, est le déclencheur gustatif de la machine à remonter les sensations. Que l’huile ait été aussi rance que le foie dur, difficile à digérer, nous n’en avions cure. Belle résistance et belles espérances de la jeunesse tournoyant dans le soleil tyrannique d’Alger écrasant la place bordée de voûtes, surplombant un morceau de mer muette.

Il y avait enfin ces bureaux du journal, L’Unité, que nous faisions avec beaucoup de foi, de maladresse et parfois de suffisance. Les bureaux étaient dans un palais deylical où se serait déroulé, soutenait mordicus un de nos collègues cultivés, la scène du fameux coup d’éventail asséné en 1827 par le dey Hussein au consul de France, Pierre Deval, ce qui allait entraîner l’invasion d’Alger trois ans plus tard par l’armada conduite par le maréchal de Bourmont.

Même si l’histoire officielle de la colonisation continue à appuyer le motif de la conquête sur le besoin de laver cet affront, on sait depuis, grâce à toutes les recherches menées tant en France qu’en Algérie, que les raisons de la colonisation de l’Algérie par la France avaient d’autres motifs que l’honneur, économiques en l’occurrence. Autant pour avoir abrité la dérive décisive d’un dey que pour la proximité de La Casbah, le palais contribuait à nous plonger dans l’univers algérois avec ses charmes, sa lumière éclatante écrasant le blanc du crépi déjà gris du fait de la négligence municipale, la pénombre des patios tout proches, ses mystères élucidés par les seuls initiés que la plupart d’entre nous n’étions pas, ses rites musicaux et comportementaux, ses emblèmes sociologiques.

Avec El Anka dont l’esprit rôdait autour de nos impatiences, nous étions au centre du monde. Mais le centre du monde était aussi le nœud de cette contradiction que seul notre volontarisme un peu ignorant aidait à dépasser. Le Vieil Alger du chaâbi et de la branche de flio fichée dans la fente du bleu de Chine se cabrait déjà sur sa nostalgie devant l’importance de plus en plus grande de l’exode rural qui noyait la vieille citadelle sous un amas de bouse.

Or nous étions à la fois dans ce trip et dans le mouvement d’émancipation produit par le socialisme de Boumediene. La foi peut faire bouger les montagnes et ce n’était pas, bien sûr, une petite contradiction sans conséquence qui allait perturber un romantisme solide et immaculé. Depuis, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts de nos oueds secs. Elle a charrié bien des choses, parmi lesquelles des galets, mais encore aujourd’hui, quand je repense à tout cela, à toute cette période, demeure cette figure qui résume à mes yeux la jubilation dans la contradiction. C’est celle de Hamid Kechad, qui vient de disparaître, emportant dans le silence ses tourments et cette force de vie tirée du chaâbi et du chaâb.

P. S. d’ici : Dans l’état de crise chronique qu’est celui de l’Algérie, il n’est pas inutile d’interroger une fois de plus les fondamentaux. Qu’est-ce qu’une opposition au système et qu’est-ce qu’un système? On trouve curieusement des éléments implicites de réponse à ces questionnements coriaces dans le texte publié par Abdelhamid Mehri. A la tonalité des propos tenus par l’ancien responsable du FLN, il n’y a pas l’ombre d’un doute quant à son positionnement d’opposant.

Le fait même qu’il s’exprime est en soi un acte d’affirmation d’une opposition. Pour avoir été longtemps dans le paysage politique, on sait d’Abdelhamid Mehri qu’il est tout sauf un excité. Et pour qu’un vieux roublard comme lui sorte de sa réserve de Sioux, c’est que la coupe est pleine. Et elle est pleine, assurément. Le vieux politicien, qui en a vu de toutes les couleurs, garde le sens de la mesure mais exprime néanmoins, avec la prudence acquise dans une longue fréquentation du système zaimal immuable, le malaise flagrant dû à l’anachronisme de vouloir sortir de l’impasse en reconduisant, sans rien bouger, les mêmes, voire le même. C’est la caractéristique du système que le leurre du changement.

Arezki Metref

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