Cinq ans de palabres pour une banane
La Commission européenne s’empresse de conclure, d’ici au 31 décembre, ses nouveaux accords de partenariat économique (APE) avec les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP). Le 31 décembre, c‘est la date d’expiration du régime de préférences commerciales de l’Union européenne au profit des 78 pays ACP. Une échéance d’autant plus rapprochée qu’elle coïncide avec d’autres chantiers ; l’Organisation mondiale du commerce (OMC) leur accordant, elle aussi, jusqu’à la fin de cette année pour remplacer l’ancien régime qu’elle juge contraire aux règles internationales.
Même limité et autorisé à simple titre transitoire, le vieux dispositif d’ouverture commerciale unilatérale des Vingt-sept vis-à-vis des pays ACP est, en effet, jugé discriminatoire. Pour le remplacer, la Commission tente de négocier depuis cinq ans des accords de libre-échange réciproques comme pièce maîtresse de ce que la Commission appelle les «accords de partenariat économique ». «A l’heure actuelle, de nombreux pays ACP doivent négocier simultanément une union douanière régionale, un accord bilatéral avec l’UE et un processus de négociations multilatérales par le biais de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
Très peu de pays dans le monde seraient capables de relever un tel défi avec succès en cinq ans, et les pays les plus pauvres sont certainement incapables de le faire», regrette John Monks, le secrétaire général de la Confédération européenne des syndicats. «Ces questions sont beaucoup trop importantes pour être traitées avec précipitation», enchaîne Guy Ryder, le secrétaire général de la Confédération syndicale internationale qui compte un peu moins de 200 millions d’adhérents. Les nouveaux accords de partenariat économique engageront six régions ACP (des Caraïbes, du Pacifique, d’Afrique de l’Est, de l’Ouest, centrale et australe).
Ils remplaceront le régime commercial préférentiel accordé par les Européens à leurs anciennes colonies liées par un accord signé en juin 2005 (une version révisée de l’accord de Cotonou-2000). Une nouvelle ère qui coïncide avec la mise en conformité avec l’Organisation mondiale du commerce qui exige la réciprocité. Conséquence : les APE obligeront ces pays à démanteler la plupart de leurs barrières douanières vis-à-vis de l’Europe. Les APE ajoutent à l’aspect développement de la coopération entre l’UE et les ACP un important volet politique, avec notamment des clauses sur le respect des droits de l’Homme et des règles démocratiques.
Ces principes doivent guider la façon dont sera utilisé le 10e Fonds européen au développement (FED), sur la période 2008-2013. Sur le plan commercial, l’idée nouvelle est d’étendre à l’ensemble des pays ACP le traitement de faveur accordé aux seuls pays les moins avancés : un accès totalement libre aux produits de ces pays sur les marchés européens, sauf pour le riz et le sucre. En contrepartie, la Commission réclame une baisse des barrières douanières dans les ACP - avec l’objectif de libéraliser 80 % des importations -, une négociation sur la libéralisation des services et l’investissement.
Elle souhaite aussi des règles sur la concurrence et la propriété intellectuelle. Faute d’accord, les pays ACP retomberaient sous le régime commun des préférences accordées aux pays en développement, le «système de préférences généralisées», moins favorable. La quarantaine de pays les moins avancés continueraient toutefois de bénéficier d’un accès au marché européen sans droit de douane ni quotas. Les pays ACP résistent comme ils le peuvent.
Le président sénégalais Abdoulaye Wade a férocement dénoncé les conséquences «indéfendables » des nouveaux régimes commerciaux envisagés : «Cela revient à consacrer et accentuer un déséquilibre de fait et à livrer totalement les marchés africains aux produits européens subventionnés. » Les organisations non gouvernementales et les syndicats dénoncent les «pressions inadmissibles» de Bruxelles qui, agacé, leur reproche, par la voix de l’austère Peter Mandelson et du Belge Louis Michel, de «jouer au poker avec les moyens de subsistance de ceux que nous essayons d’aider».
Peter Mandelson, le commissaire européen au commerce, est certainement grotesque lorsqu’il soutient par ailleurs que les APE fonderont une nouvelle relation entre l’UE et les pays ACP, basée sur «la compétitivité économique » précisant qu’en dépit de trente ans de protections douanières, les exportations africaines n’ont pas décollé et restent concentrées sur un nombre restreint de produits de base. M. Mandelson a une première carte maîtresse pour faire plier les pays pauvres : le déblocage de 22 milliards d’euros d’aide européenne aux pays ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique).
Un montant affecté au 10e Fonds européen au développement sur la période 2008-2013. Mais faute d’accord, la Commission a d’autres moyens de se faire entendre : «Ces pays seront soumis, à la place, à notre système généralisé de préférence», a indiqué M. Mandelson. Ce dispositif s’appliquerait aux Etats qui n’ont pas le statut de pays les moins avancés (PMA) -, et il impliquerait une hausse des tarifs douaniers sur leurs exportations vers l’Europe.
La Commission européenne évalue ainsi que «plus de 1 milliard d’euros» d’exportations de l’Afrique de l’Ouest vers l’UE «serait perdu potentiellement » en raison de l’application d’un droit de douane moyen de 20 %. Pour l’Afrique centrale, 360 millions d’euros d’exportations de produits de rente — la banane, le thon, les crevettes ou l’aluminium — sont menacés. Les quarante pays les moins avancés (PMA) bénéficieraient eux, faute d’accord, du régime «tout sauf les armes» (TSA), qui continuerait à leur garantir, en principe, un accès sans droit aux marchés européens (sauf pour les armes), ce qui ne les incite pas à signer les APE.
Mais cette situation peut aussi changer «si des pays comme la Guinée équatoriale devaient un jour perdre leur statut de PMA à l’Organisation des Nations unies», a prévenu Bruxelles dans un document transmis le 19 octobre aux Etats d’Afrique centrale. Pour bénéficier du régime TSA, il faut respecter des «règles d’origine» très strictes et contraignantes : prouver que la plupart des biens intermédiaires utilisés proviennent aussi du pays et répondent aux normes phytosanitaires requises.
Du coup, les exportations de textile ou de viande en franchise de droits des pays très pauvres de textile et de viande devient quasiment impossible. Soumis au rouleau compresseur de l’UE et de l’OMC, les pays pauvres ont pourtant de beaux arguments à faire valoir. Ils soutiennent qu’une libéralisation de leurs marchés risque de ruiner des agricultures et des industries précaires et réclament une liste de produits qu’ils pourront continuer de protéger contre la concurrence européenne, ainsi que des délais de transition. Le bon sens est pourtant de leur côté.
Selon Matthias Busse, chercheur à l’Institut de recherche économique de Hambourg (HWWA), 15 % des recettes des pays de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cedeao) proviennent des droits de douane. Un démantèlement douanier vis-à-vis de l’Europe leur ferait perdre de 5 % à 10 % de leurs rentrées budgétaires totales (20 % pour la Gambie et le Cap-Vert). Sans compter que les producteurs locaux, notamment agricoles (lait, poulet, conserves de tomates…) pourraient souffrir de la concurrence des denrées européennes.
Le Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii) prévoit une hausse des exportations agricoles européennes vers les pays ACP de l’ordre de 35 % en cas d’accord. Devant les réticences de leurs partenaires, les 27 ministres européens du Développement ont salué l’approche «pragmatique et en deux étapes proposée» par la Commission. Une approche graduelle d’autant plus bienvenue qu’elle satisfait également les exigences de la France et de l’Espagne pour protéger leurs producteurs de bananes.
Premiers producteurs de ce fruit dans l’Union européenne avec leurs régions périphériques (Canaries, Martinique, Guadeloupe), les deux pays tiennent à ce que ce produit soit considéré, au même titre que le sucre et le riz, comme sensible et que, conséquemment, ses producteurs soient ainsi mieux protégés des bananes produites par les pays ACP. C’est le rôle dévolu au «mécanisme de sauvegarde » (rejeté par Londres, Stockholm et Copenhague) autorisant la Commission à relever les tarifs douaniers de l’Union en cas d’augmentation de 25% des importations de bananes ACP. Cinq ans de palabres pour une banane.
Ammar Belhimer