Les impasses du libéralisme économique sont-elles solubles dans la «bonne gouvernance »?
Pourquoi certaines économies se développent et d’autres restent prisonnières du sous-développement malgré des ressources et une dotation en facteurs favorables. Question cruciale, s’il en est. L’explication qui a prévalu jusqu’à ces dernières années et qui s’inscrit totalement dans la théorie économique néoclassique a donné le primat à l’analyse des mécanismes strictement économiques de la croissance.
C’est la manière dont sont combinées les quantités disponibles de capital, de travail et de progrès technique qui explique les faibles ou les forts taux de croissance économique. L’étude empirique des expériences concrètes a cependant montré que ces «modèles» de croissance n’expliquaient pas les différences de résultats obtenus par des économies qui avaient pourtant des dotations de facteurs similaires. Certains économistes se sont alors intéressés à la question des intéractions théoriques et empiriques entre les phénomènes politiques et les performances économiques.
La théorie du développement économique néoclassique redécouvre alors le politique : les données politiques, institutionnelles, culturelles et sociales sont alors prises en compte au double plan empirique et théorique. Même les «modèles» macroéconomiques ont incorporé l’effet des variables politiques sur la croissance économique. C’est ainsi que des modèles économétriques tentèrent d’établir des corrélations entre croissance économique et régime politique et ont cherché à tester les mérites respectifs des régimes autoritaires et des régimes démocratiques, des démocraties présidentielles et parlementaires, des environnements institutionnels différents.
Ainsi, à titre d’exemple, le modèle Alesima et Rodrick (1991) a abouti à la conclusion que les démocraties permettent une croissance économique plus forte que les régimes «populistes» mais moins importante que celle réalisée par les régimes autoritaires technocratiques. Pour sa part, et encore à titre d’exemple, le modèle de Varoudakis (1996) souligne combien les comportements de prédation au sommet de l’Etat sont préjudiciables à la croissance économique. En 1996, Robert Baro teste les liens empiriques entre croissance économique et démocratie.
Les résultats auxquels il est parvenu établissent une «convergence conditionnelle » entre pays riches et pays pauvres : à qualité égale de politiques publiques (entendez : les institutions, la transparence, l’Etat de droit) mises en œuvre respectivement dans les pays riches et les pays pauvres, il est probable que ces derniers, à moyen/long terme, convergeraient vers les niveaux de développement atteints par les premiers : la clé est dans la «bonne gouvernance ». «Etats du Sud, gouvernez bien et vous rejoindrez les niveaux de développement des pays riches.»
Et voilà comment est né le concept si usité aujourd’hui. Ce sont les échecs répétés des programmes d’ajustement structurel et de stabilisation des institutions de Bretton Woods (FMI et Banque mondiale) qui ont poussé ces derniers à reconnaître, non pas que leurs thérapies économiques n’étaient pas efficaces, ce qui a été maintes fois établi mais qu’elles ont plutôt négligé les retombées politiques et sociales douloureuses de leurs plans de redressement macro-économique. Elles ont alors cherché à identifier les facteurs de résistance aux réformes et à remédier aux échecs répétés sans cependant remettre en cause leur corpus théorique libéral. FMI et Banque mondiale ont alors commencé à accorder de l’importance à la dimension politique des mécanismes de la croissance économique.
L’emblématique expert chilien Daniel Kaufman et son équipe ont alors exploré les liens empiriques entre les libertés publiques et les performances économiques des gouvernements. La «bonne gouvernance» : c’est aussi là que résident les conditions du succès économique. La lutte contre la corruption et le respect des libertés publiques sont préconisées comme des pré-requis au succès économique «si vous n’arrivez pas à engranger des succès économiques ce n’est pas à cause de nos recommandations économiques qui prônent les libertés économiques, le libre-échange, l’ouverture et la concurrence, mais plutôt à cause de vos politiques publiques qui manquent de transparence, de respect des libertés publiques, de respect de l’Etat de droit.
Bref, votre gouvernance n’est pas bonne. Améliorez-la et vous atteindrez les performances des pays riches.» Voilà, en substance, le message que contient la nouvelle démarche des institutions financières internationales et qui repose sur la bonne gouvernance. En supposant que la corrélation est établie entre institutions politiques (pour ne pas dire, régime politique) et croissance économique, la question reste de savoir si c’est la démocratie ou au contraire l’autoritarisme qui constitue pour les pays du Sud la bonne gouvernance.
La situation des pays développés montre que la croissance et le développement économique sont corrélés positivement à la démocratie. Mais en Chine, en Corée du Sud, au Vietnam d’une part, au Chili de Pinochet ou au Pérou de Fujiama, c’est plutôt l’autoritarisme qui a impulsé la croissance. La théorie pour sa part ne nous apprend rien sur la question. La seconde interrogation encore sans réponse est celle de savoir si la bonne gouvernance entendue dans le sens de démocratie est une condition de la croissance économique ou un résultat du développement économique.
Le prix Nobel d’économie, A. Sen, considère que la démocratie est une condition du développement. A l’opposé, d’autres économistes défendent la thèse selon laquelle un régime démocratique dans un contexte social de pauvreté, d’absence de travail, de logements, de système de santé… n’a pas d’assise et «la démocratie ça n’est pas donner un sens à la misère !» Rattrapons d’abord les retards sociaux par une politique économique active et volontariste.
Nous construirons la démocratie après. Comme on peut le voir, le débat sur les relations entre la gouvernance et le développement économique a encore un bel avenir. Nous pensons, pour notre part, que c’est par la délibération, le dialogue, la négociation, le droit à la représentation que les citoyens peuvent obtenir, de leurs gouvernants pour ne pas dire les contraindre à ne pas les laisser au bord de la route. Ces citoyens seront, du même coup, plus enclins et plus intéressés à travailler plus et mieux et donc à fabriquer plus de croissance.
Abdelmadjid Bouzidi