Dans nos économies, l’Etat a encore un rôle déterminant à jouer
Dans une de ses récentes déclarations, le président du Forum des chefs d’entreprise (FCE) recommandait de rester prudents dans la démarche d’ouverture commerciale de l’économie et d’adhésion à l’OMC car, rappelait-il, nos entreprises sont encore fragiles et supporteront très mal une compétition avec les entreprises étrangères du Nord plus compétitives, car ayant une histoire plus ancienne, une culture d’entreprise plus élaborée et évoluant dans des contextes économiques nettement plus porteurs d’efficacité. L’observation est juste.
L’histoire économique des pays, aujourd’hui développés, confirme la nécessité d’une longue période d’interventionnisme étatique. Le professeur sud-coréen (de nationalité américaine), Ha-Joon Chang, de l’université de Cambridge connu pour ses travaux sur l’histoire du développement économique s’exprimant dans une récente interview publiée par la revue Alternatives économiques, est catégorique : «Le libéralisme garantit l’échec du Sud.» L’éminent économiste rappelle que pendant 150 années les USA comme la Grande-Bretagne ont mené une politique protectionniste qui a permis leur essor industriel.
Ce n’est qu’après qu’ils ont commencé à libéraliser — «bien partiellement» — leurs économies. Le Japon en a fait de même (protectionnisme) dans les années 1950 ; Taïwan et la Corée du Sud dans les années 1960 et 1970. A ceux qui ont pu rétorquer qu’il s’agit là du passé, l’économiste sud-coréen rétorque qu’aujourd’hui et de leur côté, l’Inde et la Chine affichent depuis une quinzaine d’années des taux de croissance très élevés et «leur refus de suivre les recommandations du FMI et de la Banque mondiale » n’y est pas étranger.
Ha Joon Chang écrit : «Ces deux pays gardent les moyens de piloter leurs économies via un protectionnisme bien dosé, un contrôle des marchés des capitaux et le maintien d’un important secteur public.» Il n’est pas question, bien sûr, de se fermer totalement aux échanges et vouloir tout produire sur place, mais les success stories des pays aujourd’hui émergents montrent bien que ces pays n’ont pas suivi le fameux «consensus de Washington» qui prône le libéralisme à tout va. Corée du Sud, Chine, Inde, Brésil auxquels on peut ajouter la Malaisie doivent leurs succès au rôle déterminant de l’Etat dans cinq directions précises :
1. Un protectionnisme bien dosé qui donne du temps aux entreprises locales de se construire et de bâtir des facteurs de compétitivité.
2. Le maintien d’un important secteur public industriel et bancaire instrument de réalisation entre les mains de l’Etat de politique économique active permettant le «décollage».
3. Le contrôle du marché des capitaux pour éviter les fuites de capitaux et les mouvements spéculatifs violents.
4. Une politique d’exportation de biens et services.
5. Un soutien au secteur privé.
La construction des avantages compétitifs dans nos pays et leur préparation à la bataille de la mondialisation passent par cette phase plus ou moins longue d’un rôle actif de l’Etat. Dire et établir que dans les pays du Sud, l’Etat a été mauvais gestionnaire, dépensier et corrompu n’est pas toujours sans fondement, mais n’implique pas nécessairement de chasser l’Etat du domaine économique. Cela implique qu’il faut une réforme de l’Etat, une démocratisation de la gouvernance, un contrôle institutionnel plus engagé.
Mais il faut veiller à «ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain» : il ne s’agit pas de s’engager dans «le moins d’Etat» mais bien «faire de l’Etat autrement ». «Autant de marché que possible, autant d’Etat que nécessaire». Délicate question mais ce sont les pays qui réussiront ce dosage dans leurs économies qui maximiseront leurs chances d’accéder au statut de pays émergents. L’exercice n’est assurément pas simple. L’ouverture commerciale, la déprotection, le libre-échange sans curseur ne peuvent pas assurer, dans les conditions actuelles de l’économie mondiale, le décollage des économies du Sud même s’il faut insister que la fermeture sur soi est une absurdité économique.
Le prix Nobel d’économie, Joseph Stiglitz écrit dans un article intitulé «Vers un nouveau paradigme de développement » dans la revue L’Economie politique n°5) «Dans les pays d’Asie de l’Est, les gouvernements ont joué un rôle important. Par exemple, le gouvernement menait une politique industrielle pour développer certains secteurs. L’Etat intervenait dans le commerce surtout pour favoriser les exportations. Le gouvernement régulait le marché des capitaux.
L’Etat fait de très grands efforts dans les domaines de l’éducation et de la technologie et c’est ainsi que ces pays de l’est de l’Asie ont réussi à transformer leurs sociétés». Ces deux éminents économistes Ha Joon Chang et Joseph Stiglitz reconnaissent certes que «la bataille est certainement plus dure à mener aujourd’hui, mais ne pas la mener c’est se condamner à l’échec». Ce paradigme de développement, qui tourne le dos au libéralisme économique, a plus de chance de succès encore dans les pays du Sud désendettés et qui disposent de ressources.
C’est le premier secrétaire au Trésor des Etats- Unis tout juste indépendants qui répondait déjà en 1776 à l’économiste classique libéral, Adam Smith qui préconisait aux Américains de laisser entrer sur leur territoire les produits manufacturés européens : «Nous savons ce qui est bon pour nous.» Rejoignant la plupart des spécialistes de l’économie du développement, le professeur Ha Joon Chang préconise trois conditions pour mettre les économies du Sud sur le chemin du développement.
1. Protection et soutien de la part de l’Etat
2. Mener résolument la bataille de l’exportation
3. Améliorer constamment le capital technique et humain. Beau programme pour l’économie algérienne.
Abdelmadjid Bouzidi