Les seigneurs des quais
Ce que le système fait subir à notre peuple, dans l’indifférence générale, frôle l’indécence. Il en a fait la risée du monde, alors que rien ne le prédestinait historiquement à un sort aussi peu enviable. L’évaluation consensuelle de la piètre compétitivité de l’économie algérienne n’accorde aucune circonstance atténuante aux maîtres du pays. Le rapport Doing Business du Groupe de la Banque mondiale qui fait référence en matière d’appréciation du climat des affaires, puisqu’il est désormais partie intégrante du dispositif juridique des consultations annuelles entreprises par le FMI au titre de l’article IV de ses statuts, n’arrête pas de nous recaler au bas du tableau.
Il en est de même pour le Forum économique mondial et son autre indicateur, Global Competitiveness Index. Nouveau camouflet donc pour un système beaucoup plus enclin à la rapine qu’à faire le bonheur de son peuple : un autre indice récemment concocté dans les laboratoires de la Banque mondiale vient enrichir le tableau déjà saturé de ses piètres performances : l’indice de performance logistique. De quoi s’agit-il ? Dans sa toute nouvelle étude, l’honorable institution de Bretton-Woods, tel Marlon Brando dans Sur les quais de Elia Kazan, campe un docker dans la tourmente de pratiques mafieuses. Elle est réalisée sous la direction de deux de ses économistes, Jean- Francois Arvis et Monica Alina Mustra, et intitulée «Connecting to Compete : Trade Logistics in the Global Economy» (La connexion au service de la compétitivité : la logistique commerciale dans l’économie mondiale), a été rendue publique ce 5 novembre. Elle traite de la logistique commerciale, c’est-àdire la capacité à accéder aux marchés internationaux pour expédier des marchandises. Son intérêt est de fournir de précieuses indications sur la capacité des 150 pays traités à améliorer leur compétitivité, attirer les investisseurs et tirer le meilleur profit de la mondialisation dans un monde toujours plus intégré.
Le classement de ces pays fournit un état des lieux où il est facile ou difficile d’expédier des marchandises d’un pays à l’autre, d’un port à l’autre et au-delà des frontières. L’étude livre un indice de performance logistique (LPI) qui est l’appréciation de 800 transitaires et transporteurs internationaux originaires de 100 pays classés ayant participé à son établissement. L’enquête a permis d’obtenir plus de 5 000 évaluations des opérateurs quant à la facilité qu’ils ont d’expédier des marchandises entre leur pays d’exercice et huit partenaires commerciaux, une facilité appréciée en fonction de sept paramètres sur lesquels nous reviendrons dans le détail. L’Algérie obtient une notre de 2.06 et se classe 140e. Les pays qui se retrouvent au bas de l’indice sont, selon l’étude, «typiquement piégés dans le cercle vicieux d’une réglementation outrancière, d’une mauvaise qualité des services et d’une insuffisance des investissements ». La revue exhaustive des sept paramètres de mesure de la performance logistique est édifiante. Qu’on en juge !
1. L’efficacité du processus de dédouanement par les services douaniers et autres autorités frontalières (Efficiency and effectiveness of Customs and other border procedures) est sévèrement notée par nos partenaires et interpelle lourdement les principaux concernés puisqu’elle place l’Algérie au 148e rang (à deux pas de l’Afghanistan, bon dernier), avec une note de 1.60. Ce jugement atteste, au sens propre du mot, de la «talibanisation» de nos ports. Il nous reste à débusquer les «Seigneurs des quais» et les réseaux mafieux qu’ils enfantent le long d’une côte en passe d’être transformée en comptoirs comme au bon vieux temps précoloniaux.
2. Pour la qualité des infrastructures de transport et des technologies de l’information pour la logistique (Quality of Transport and IT infrastructure for logistics), nous sommes 139es (pour une note honteuse de 1.80). On mesure ici l’effort de modernisation et de mise à niveau infrastructurelles restant à accomplir.
3. Pareil pour la facilité à organiser des expéditions internationales à un coût abordable (Ease and affordability of arranging shipments) : 139e (2.00)
4. La compétence de l’industrie locale de la logistique (Competence in the local logistics industry (e.g., transport operators, customs brokers) est aussi sévèrement notée : 139e (1.92). Cet indicateur donne un aperçu de la situation générale de la gestion des affaires publiques et des institutions. Si dans les 30 premiers pays de l’indice, les paiements informels (pots-de-vin par exemple) sont rares, ils se révèlent fréquents parmi les derniers où se classe l’Algérie (c’est le cas dans 50 % environ des pays ayant répondu à l’enquête). «Une chaîne logistique déficiente peut se traduire par le maintien de niveaux trop élevés de stocks ou de produits finis ou par l’obligation pour les transporteurs de recourir à un mode de transport onéreux, comme le transport aérien, pour respecter les délais», commente l’étude qui donne le Chili en exemple de bonne performance. «Un pays éloigné comme le Chili dégage une aptitude élevée à recueillir les fruits de la globalisation parce qu’il réussit à vendre du poisson frais et des fruits périssables à des consommateurs d’Asie, d’Europe et d’Amérique du Nord grâce au bon fonctionnement de sa chaîne logistique.
5. L’Algérie enregistre de meilleurs résultats dans sa capacité à suivre et à localiser les chargements internationaux (Ability to track and trace shipments) : 108e (2.27). Les mauvaises langues diront que les «Seigneurs des quais» développent une capacité supérieure de surveillance de leurs cargaisons – ce qui a probablement échappé à l’observation de la Banque mondiale. Fait troublant : comment avec une si belle performance, la société Canadian Agricultural Produce INC une sorte d’Eurl créée, huit mois, le 9 mars 2007, au Québec, spécialement pour exporter de la pomme de terre vers l’Algérie en anticipant la situation de pénurie, n’a-t-elle pas été débusquée à temps ?
6. Bonne prestation aussi en matière de coûts logistiques sur le plan national (transport) - Domestic logistics costs (local transportation, terminal handling, warehousing) : 33e (3.17). Une prestation qui tient davantage des rentes tirées des prix dérisoires du mazout et de la main-d’œuvre, comparativement aux autres pays.
7. La dégringolade reprend avec l’appréciation du respect des délais de livraison (Timeliness of shipments in reaching destination) : 103e (2.87) «La plus grande source de frais, ce ne sont pas vraiment les coûts de transport (notamment les taux de fret), les redevances portuaires et frais de manutention, les frais liés aux formalités (comme les cautionnements), ni même les honoraires des agents de transport et les paiements informels, c’est la prévisibilité, la fiabilité et la qualité des services qui sont bien plus importantes que le coût», indique Arvis, l’un des co-auteurs du rapport. Singapour, qui est une plaque tournante majeure du transport et de la logistique au niveau mondial, est classé au premier rang. A l’autre extrême, en bas du tableau, on trouve l’Afghanistan, pays pauvre enclavé, livré à des combats fratricides d’un autre âge. «Quelques pays exportateurs de pétrole à revenu plus élevé comme l’Algérie (140e) ne donnent pas la pleine mesure de leurs capacités sur le plan logistique, d’après cette étude», déplore la Banque mondiale.
Ammar Belhimer