Un album, un livre et deux sentiments
Cela fait maintenant près d’un mois que ces deux sentiments m’envahissent tour à tour dès que je rentre chez moi. Le premier est fait de cette fierté, presque banale, qu’éprouve un père qui a fait le bonheur de sa fille, de ses bonheurs simples, inespérés à si bon prix. Depuis que je l’ai acheté, ce disque a envahi mon espace sonore et, pour tout dire, mon espace tout court pour ce qu’il suscite comme élans du corps. «La France des couleurs» d’Idir a introduit un festival de gaieté paradoxale dans une famille jusque-là installée dans la certitude quant à ses sources de bonheur.
Cet album m’a bouleversé sans m’émouvoir outre mesure. Bouleversé parce que je découvre que des sonorités qui me rebutaient jusque-là sont finalement dignes d’intérêt. Mieux - pire ? - elles sont belles. Idir est inspiré par d’autres terreaux, mais le talent intact et l’accent mortellement têtu, il renvoie toujours quelque air aux relents de planche de salut. Pour que les nostalgiques malades de Vava Inouva aient une raison de s’accrocher ou pour que ses nouveaux fans sachent d’où il vient. L’artiste a, lui, averti tout le monde dans ce titre sans équivoque : je viens d’où on m’aime.
Bouleversé sans doute aussi parce que, comme beaucoup, je n’ai finalement pas encore tranché cette question d’un débat pourtant vieillot : un artiste s’apprécie-t-il sur ce qu’il a décidé lui, de produire, ou alors avons nous le droit d’attendre de lui qu’il s’installe éternellement dans l’entretien des fantasmes qui nous l’ont fait aimer ? Bouleversé parce que dérouté par l’ampleur du virage. Je connaissais la générosité artistique d’Idir et sa disponibilité à l’ouverture.
C’est même pour avoir scruté d’autres horizons et défriché d’autres champs que nous l’avons tant aimé. Mais pour tout vous dire, je ne l’ai pas attendu sur ce terrain-là, celui où il nous a emmenés couleurs de la France» défendra les par «la France des couleurs». Oh, je sais, ce n’est pas parce qu’il nous a pris la main pour un pathétique pèlerinage à Jérusalem qu’il a déserté les hauteurs d’Ath Yenni. Ce n’est pas parce qu’il a recouru à «Grand corps malade» pour cette belle et émouvante «Lettre à ma fille» qu’il ne sait plus le désarroi d’un père face au hidjab de sa fille. Le talent intact et l’accent mortellement kabyle, Idir reviendra sûrement, si tant est qu’il s’agit de revenir, de cet intermède déroutant, mais qui ne manque pas de beauté.
Le deuxième sentiment qui m’habite depuis que j’ai acquis ce disque est une vague tristesse. Une petite déchirure intérieure provoquée par ces ruptures qu’on est obligé de comprendre pour justifier ses prétentions d’homme de son temps et qui vous travaille en profondeur parce que les choses ne sont jamais si simples. Voilà que je dois tempérer dans la solitude d’un père qui ne veut pas jouer au rabat-joie toute la gaieté et la bonne ambiance introduite dans mon trois pièces par «La France des couleurs». La raison est que ce n’est pas Idir, celui dont j’ai attendu impatiemment la sortie du disque à Alger, que ma fille a aimé.
Elle le connaît vaguement pour avoir écouté par «respect du père» par «courtoisie», les quelques airs que je luis fredonnais parfois, sans plus. Elle remercie Idir d’avoir réuni dans cet album Akhenaton, Sniper, Kenza Farah, Nadia, Disiz La Peste, Yanick Noa et Grand Corps Malade. Ce sont ceux-là qui la branchent et qu’elle aime au nez et à la barbe d’un papa ringard, croyant l’impressionner avec de vieilles berceuses d’un vieux kabyle chauve dont le seul mérite est finalement de se mettre au rap et au R’nb. Je viens de refermer «l’Allumeur de rêves berbères», le dernier roman de Fellag.
Je ne sais pas vraiment ce qu’est un rêve berbère, mais tel que je l’imagine, je ne l’ai pas trouvé dans ce livre. Comme pour le disque d’Idir sans doute, j’attendais autre chose sauf que cette fois, c’est le titre qui me suggérait que l’auteur allait emprunter d’autres sentiers que son regard sur nous-mêmes a jusque-là empruntés. Désillusion. Fellag est resté égal à lui-même dans une dérision trop vraie pour étonner et une dramatique trop éclatée pour émouvoir.
Et puis ces clichés qui ont la peau dure chez tous nos artistes, qui ont traité de ces deux dernières décennies. Les personnages, Fellag n’a pas été les chercher trop loin. Un écrivain démuni et menacé dans sa vie, une pute vertueuse et intégrée, des flics presque aussi horribles que les terroristes et un pays livré à l’incurie. «L’Allumeur de rêves berbères» a quelques moments forts sans s’élever au niveau de dérision de Fellag et ses élans philosophiques en deçà de nos rêves. Berbères ou pas.
Slimane Laouari
Du coq à l’âne : Uzzu n’tayeri est une nouvelle pièce de théâtre de Hadjira Oubachir. La générale aura lieu demain à 18 h à la Maison de la culture de Tizi-Ouzou. J’y reviendrais sûrement.