Les bans-lieux
Il a passé du temps depuis que Jacques Prévert passait en revue les pauvres hères qui hantaient déjà les venelles de Paris. Ces « Kabyles de la Chapelle et des quais de Javel, hommes des pays lointains, cobayes des colonies ».
Ces « Apatrides d’Aubervilliers, brûleurs des grandes ordures de la ville ». Ces « Tunisiens de Grenelle, embauchés débauchés, manœuvres désœuvrés ». Ces « Polacks du Marais du Temple des Rosiers ». Ces « Cordonniers de Cordoue soutiers de Barcelone ». Ces « Enfants du Sénégal, dépatriés expatriés et naturalisés ». Bref, tous ces Etranges étrangers ainsi qu’il avait magistralement titré son poème. Il a passé du temps depuis. La carte du monde a changé. Le climat de la planète aussi. L’Afrique est arrivée comme elle était partie. La Chine s’est réveillée. On peut parler à n’importe qui de n’importe où et même de n’importe quoi. Un nouveau millénaire a été annoncé. Mais, au pays de Prévert, Villon, Aragon, Hugo, Diderot, du TGV et des nanotechnologies, les étrangers demeurent étranges. Vous avez dit étrange ? Comme c’est étrange ! La non-inauguration officielle du Musée de l’histoire de l’immigration à Paris est un épisode à la fois grossier et grotesque d’une totalité inquiétante, un ignoble vaudeville où la ministre de la Culture tient un rôle pathétique. Elle devait, dixit l’AFP, « toutefois se rendre sur place en début de soirée, après la fermeture des portes ». Il y a dans ce « toutefois » un abîme monstrueux de mépris qui autorise à imaginer la dame, déguisée en gardienne de nuit pour se faufiler par une porte dérobée. Aux dernières nouvelles, elle s’y est rendue le soir pour… quelques secondes ! Mais pourquoi l’accabler quand, dans toutes les institutions françaises, à la tête desquelles règne un fils d’étrange étranger, il ne s’est pas trouvé un sous-préfet pour donner le change. La France officielle, si fière de ses raffinements anciens, était-elle si accaparée par le rugby pour ne pas transformer l’essai qui consistait justement à transformer le siège de l’exposition coloniale de 1931 en un lieu d’humanisme et de grandeur d’esprit ? Jacques Toubon est le Président de cette Cité « nationale » de l’immigration (voir p 24). Ministre, il rêvait de préserver la pureté de la langue française. Souvenez-vous : fin de semaine en place de week-end, c’était lui. Il doit se demander si l’étymologie de banlieue n’est pas finalement celle que l’on croit entendre (un lieu banni), plutôt que celle de ban, territoire d’un seigneur mesuré en lieues. Mais nous vous épargnerons l’origine du mot dégueulasse, même appliqué à l’ADN qui est, comme chacun le sait, l’acide désoxyribonucléique. Quel mot étrange !
Ameziane Ferhani