Incendies
Jeudi le feu avait déjà ravagé la forêt. Elle avait pris des années à se reconstituer, patiente, tenace, têtue comme la vie. Elle avait commencé à repousser le long de l’oued en arbres graciles qui juraient avec l’impression de force que dégageaient les rochers qui accompagnaient le cours d’eau sinueux. Puis par le mystère de la gravitation des sommets, de nouvelles pousses ont colonisé les flancs des montagnes qui encaissaient l’oued.
Des paquets épars d’arbustes d’abord, puis les silhouettes élancées et torsadées des jeunes pins. Les arbres ont fini par jeter racines sur les crêtes. Dès ce moment, ils avaient gagné la partie. Puis les paquets verts s’élargirent, étendirent leurs colonies et finirent par se rejoindre, recouvrant les roches, la rocaille et même les immenses rochers sur le lit de l’oued. Les crêtes, seules, continuaient à dominer le paysage, dentelant le ciel de leurs lignes brisées. Le passage par Oued Djer devenait un plaisir, une féerie pour les yeux au printemps, un sentiment d’ombre protectrice en été, une palette fauve en automne et un poème sur la pause de l’hiver. Rendu à destination, le voyageur vous parlera toujours de la forêt de Oued Djer. Nous avions tellement attendu qu’elle repousse, qu’elle nous redonne l’espérance de la vie, la certitude qu’elle pouvait revivre après les pires désastres, les pires défaites, les pires tourments. Elle nous était devenue la preuve de retour de l’aube après la nuit, du printemps après l’hiver, de la paix après l’épreuve, de la vie après les cendres. Nous ne savions pas tout à fait qu’elle travaillait en nous les souvenirs oubliés des poèmes de Jalal Eddine Er Roumi, ou des R’biiates de nos poètes mystiques. Jeudi, Oued Djer finissait de flamber. Le long de l’oued des hommes continuaient d’ouvrir l’autoroute, à creuser la montagne, à ouvrir des carrières, à laisser des blessures sur les flancs de la montagne. A mi-chemin, comme par malignité, le feu attaquait un dernier carré d’arbres les brûlant un par un en suivant une ligne droite, comme tirée au cordeau, comme si une main le dirigeait. Le soir, la forêt était vaincue. Sur la montagne, de grandes plaques de cendres retenaient le regard, le monopolisaient, le fascinaient comme le malheur fascine. Le feu avait laissé la teigne sur la montagne.