Le rêve sarde (fragments) -1-
Cette terre pouvait être n’importe quelle terre. Avaient-ils réussi à atteindre la Sardaigne ? Avaient-ils dérivé et atteint un autre rivage ? Peut-être même qu’ils avaient refait le chemin en sens inverse. Peut-être qu’ils étaient sur une côte nord-africaine.
Il y a peu, des clandestins, partis comme eux pour la Sardaigne, s’étaient retrouvés à Bizerte, en Tunisie ! Cette terre pouvait être n’importe quelle terre, il avait hâte de la fouler ; il avait hâte d’en finir avec ce calvaire, il était pressé de quitter l’enfer bleu dans lequel il était plongé avec ses compagnons, pour sentir ces parfums qui lui avaient tant manqué : ceux du sol humide, des arbres et des fleurs. Pour voir autre chose qu’un ciel délavé et une mer houleuse d’une couleur indéfinie.
Il avait hâte de voir un médecin prendre en charge le jeune Soussou… Lorsque la petite barque, ballottée par les flots qui s’étaient quelque peu calmés, atteignit les récifs d’une plage caillouteuse, Karim respira à pleins poumons et cria à l’intention de ses compagnons assoupis : «Réveillez-vous ! La terre ferme ! Tout le monde débarque.» Michigan fut le premier à ouvrir les yeux. Il semblait surgir d’un autre monde. Une barbe naissante bouffait son visage bouffi et pâle.
Il descendit difficilement de l’embarcation. Il fit quelques pas sur les cailloux avant de s’affaler. Rambo le suivait et n’était guère en meilleure condition (…). Karim aidait Pierrot le Fou et les deux gars réussirent à hisser Soussou à l’extérieur de la barque. Ils le couchèrent sur un bout de sable qui avait échappé par miracle aux rochers encombrants qui poussaient partout comme des champignons. Le reste du groupe réussit à quitter la barque sans encombre.
Karim demanda aux gars qui le pouvaient de l’aider à pousser l’embarcation hors de l’eau. On pouvait en avoir besoin, au cas où… La grande question qui taraudait Karim était simple : «Où sommes-nous ?» Rien, dans ce paysage typiquement méditerranéen, ne donnait d’indications fiables quant à l’endroit précis où ils avaient échoué. Karim, qui se sentait en forme, décida de pousser plus loin, histoire de voir du paysage et peut-être même de rencontrer quelqu’un, avec un peu de chance.
Pierrot le fou décida de l’accompagner. Ils remontèrent la petite plage. Quand ils furent tout à fait en haut, ils purent voir un immense site désolé qui butait sur une chaîne montagneuse. Partout, la garrigue et le maquis. Pour ne pas changer ! L’endroit était sauvage et aucune âme ne semblait y vivre. Par où aller ? Il était difficile de se décider, car de quelque côté que le regard se portât, c’était exactement le même paysage, la seule exception était cette ouverture sur la plage d’où ils venaient. Finalement, Karim pensa qu’il était dangereux de se hasarder et qu’il fallait d’abord prendre des forces avant d’aller où que ce soit. Il expliqua la situation à Pierrot le Fou : «Il faut être sage.
Nous ne savons même pas où nous sommes, les gars sont usés, Soussou est gravement malade. Il faut revenir à la plage. Là-bas, nous verrons comment agir.» Lorsqu’ils rejoignirent le groupe, Karim et Pierrot le Fou furent heureux de constater que certains s’étaient mis debout et présentaient une meilleure mine. Seul Soussou restait inconscient. Karim fit le point de la situation. Tout le monde était d’accord pour ne pas partir tout de suite. Mais il fallait régler un problème urgent : la soif et la faim commençaient à faire des ravages. Karim se rappela de la présence, dans la barque, de deux bassines en plastique.
Il demanda à Michigan de les nettoyer avec l’eau de mer. Ensuite il expliqua au groupe son plan : «Je vais chercher une source dans les environs. Il y en a toujours. Je partirai avec Pierrot le Fou. Quant à vous, vous allez essayer de pêcher du poisson. Il y en a beaucoup dans cette zone sauvage où personne ne vient inquiéter le poisson abondant qui s’y trouve. Je suis sûr qu’on peut l’attraper à la main !» A quelques kilomètres de l’endroit où ils avaient échoué, Karim et Michigan tombèrent sur une source jaillissant des rochers et formant un long ruisseau qui trottait vers une plage voisine.
Karim et son compagnon se jetèrent sur l’eau limpide qu’ils avalaient sans retenue. Ensuite, ils remplirent les deux bassines qu’ils eurent des difficultés à transporter. Néanmoins, et après beaucoup d’efforts et de haltes réparatrices, ils atteignirent enfin la plage où leur arrivée fut saluée par des hourrahs et des applaudissements. Soussou fut le premier à être servi. On lui lava le visage et l’un des autres clandestins dont le prénom échappait toujours à Karim fut chargé de lui rafraîchir le front à l’aide d’un bout de tissu mouillé. Rambo et Michigan avaient une autre surprise. Ils exhibèrent leur butin : deux à trois kilogrammes de poisson frais !
On ramassa quelques brindilles sèches et, à l’aide du briquet de Karim, on alluma un beau feu qui servit à la cuisson du poisson. L’eau et la nourriture avaient ragaillardi les membres du groupe et même Soussou, qui sortait peu à peu de son état grave, réussit à avaler deux poissons. Maintenant, il fallait dormir. On n’avait aucune idée de l’heure, mais Karim savait que c’était encore le matin. Dormir, récupérer… On verra après. Dans l’après-midi, Pierrot le Fou fut chargé de la corvée de l’eau alors que Karim et le reste de la bande partirent à la pêche. Cette fois-ci, le butin fut plus riche.
De belles pièces furent exhibées et tout le monde eut l’eau à la bouche. A quelques kilomètres de là, le sergent Paolo Languini de la caserne des gardes-côtess de Villasimius reçut un message de ses collègues patrouillant au large du golfe de Cagliari. Ils venaient d’apercevoir un feu dans l’une des nombreuses criques qui entouraient le Cap Carbonara. L’endroit était connu pour être sauvage et désert et ce feu inquiétait les surveillants. Il pourrait donner le départ à un incendie qui se propagerait très vite dans le maquis. Paolo Languini alerta la brigade locale des Carabinieri et une équipe fut chargée de se rendre sur les lieux.
De son côté, le patrouilleur allait se rapprocher des lieux et donnerait, au fur et à mesure, des informations sur la situation. Le brigadier Silvio Casana était à quelques jours de la retraite. Accompagné de la jeune gendarme Carla Albertini, il se rendit au garage de la brigade, pourvu d’un ordre de mission en bonne et due forme. Pour cette expédition, il leur fallait un bon véhicule à quatre roues motrices. Mais il leur fallait surtout un véhicule qui marchait. Silvio pestait contre la bureaucratie des Carabinieri. Les pièces détachées n’arrivaient jamais et l’administration centrale avait beau promettre monts et merveilles, le pauvre Marcello, mécanicien de son état, ne pouvait que constater les dégâts.
Pourtant, il était du genre à ne jamais s’avouer vaincu. Il avait réussi à maintenir le parc en état de marche, au prix de mille et une trouvailles géniales. Il avait le don de transformer un tacot en vrai bolide. C’était un as du bricolage ! Mais là, ce n’était plus possible ! Quand il vit la grosse bedaine de Silvio franchir la porte du garage, il comprit qu’il fallait lui dénicher un véhicule en état de marche. Il proposa au brigadier une vieille Land Rover dont il venait de changer le moteur la veille : «C’est une bonne mule. Elle t’emmènera là où tu voudras !»
Maâmar FARAH
P. S. : tiré du roman «Le rêve sarde» en cours d’impression.