29 juin 1992 : l’irréparable chute

Fiction : nous sommes en juin 2042 lorsque, deux jeunes journalistes d’investigation, enquêtant sur les ravages écologiques occasionnés par l’usage d’engrais chimiques sur la culture de la carotte de Meskiana, font connaissance avec un respectable vieillard chenu du nom de Lembarek Boumaârafi. A 82 ans, il n’est pas très disert, comme on le devine, et pourtant il ne refuse pas la compagnie de ces étrangers de passage. Il est vrai que dans son village rares sont les gens qui lui adressent la parole.

Lui qui depuis un demi-siècle pue le souffre s’était fait une raison de cette «quarantaine» sociale après avoir passé 40 ans d’isolement carcéral. Il était sous-lieutenant dans une armée d’un autre siècle au moment où un crime majeur fut commis à Annaba et qu’on lui imputa. Juges et psychiatres conclurent qu’il en était l’unique auteur parce qu’il en fallait un seul, dès lors qu’il n’y eut qu’une seule victime. Dix ans avant cette rencontre fortuite avec les hommes de presse, il fut discrètement élargi par les nouveaux dirigeants qui estimèrent en cet an de grâce de 2032, qu’il n’était plus un témoin gênant même s’il lui prenait l’envie de «parler». Et pour cause, les nouveaux psychiatres qui jaugèrent sa lucidité conclurent à leur tour qu’il n’avait plus de raison ni de souvenir.

En somme, un fou paisible à peine capable de se rappeler de son nom. De fil en aiguille, la curiosité de ces journalistes dériva de la problématique de la culture des carottes pour se concentrer sur la vie passée de ce bout d’homme hilare qui balbutie plus qu’il ne s’exprime avec cohérence. Ils l’écoutèrent patiemment et reconstruisirent autant qu’ils purent son histoire qu’ils publièrent dans leur journal. Hélas, le lendemain de la parution de ces révélations troublantes, ils apprirent que le vieux Lembarek s’était donné la mort dans une parcelle de carottes, impropres à la consommation. Avec sa disparition, la dernière page d’une vieille énigme venait de se tourner pour laisser la place aux travaux des historiens, ces spécialistes de la mise en «contexte» des événements.

Réalité : nous sommes en juin 2007 et Lembarek Boumaârafi vient de boucler sa 15ème année de détention. Il aurait approximativement 47 ans et l’on ne sait rien de sa santé mentale ni pourquoi l’on a secrètement différé à son exécution et, in fine, lui avoir accordé la perpétuité de l’existence. Mieux, l’on apprend à travers un article paru dans Le soir de jeudi 28 juin que sa famille exige aujourd’hui que «les dispositions de la charte pour la réconciliation nationale lui soient appliquées ». Selon toujours le même compte rendu, le père du présumé exécuteur de Boudiaf pointe du doigt les cercles occultes. Autant dire que les familles du bourreau et de la victime convergent dans la manière de dénoncer le mensonge de l’Etat.

Or, l’on sait bien que dans l’ordre des choses actuel, le pouvoir d’Etat n’est guère embarrassé par ces interpellations ponctuelles qui donnent, au mieux, bonne conscience à cette frange de rêveurs qui nous ressemblent et qui feignent oublier que le concept de «raison d’Etat» est une trouvaille plus ingénieuse que la démocratie ou la dictature. Ici, comme sous d’autres cieux, elle est la béquille qui soutient toutes les affirmations contraires à la vérité. Ainsi, le meurtre d’un chef d’Etat ne se résout jamais dans un procès ordinaire et n’est par conséquent soluble que dans la conspiration du silence. Ce «bâtard de la République», comme le qualifia un confrère au moment des faits, ne serait donc qu’un porte-flingue manipulé.

Il aurait agi à son insu et au profit de milieux décideurs déstabilisés par la rectitude de ce Boudiaf qui n’a pas eu le temps de prendre la mesure de la gangrène de l’appareil d’Etat qu’il a hérité. D’année en année, cela fait 15 commémorations que nous réécrivons la même litanie et que nous concluons de la même façon. C’est dire par conséquent que rien n’a changé sous le ciel de l’Algérie et que la conjuration qui se débarrassa odieusement de ce commandeur historique a toujours des raisons majeures pour empêcher la lumière de se faire. Comme le dit si bien un ancien journaliste, ce pays est d’abord malade de ses cadavres mal enterrés. De Abane Ramdane à Boudiaf en passant par Krim Belkacem, Khider et tant d’autres moins emblématiques, les conflits de pouvoir furent toujours arbitrés au pistolet.

Que certains théoriciens du mouvement national se consolent de cette fatalité en répétant à satiété que toute révolution dévore d’abord ses enfants ne fait pourtant pas de la nôtre meilleure chaque fois qu’elle cannibalise l’un d’entre eux. En effet, lorsque le crime politique devient la règle et s’installe comme mœurs, il n’y a plus rien à attendre de ce pays où il s’en commet cycliquement au moins un. Bien plus que le guetapens fatal à Abane ou l’étranglement de Krim à Francfort et l’exécution madrilène de Khider, la mise en scène en «live» du mitraillage de Boudiaf à Annaba dénote de la sophistication dans les procédés de la terreur. Le 29 juin 1992 à 11h30 constitue le jour «J» et l’heure «H» où ce pays a basculé dans l’irréparable.

Ni Zeroual (1994-99) ni Bouteflika (1999 à ce jour) ne furent capables d’exorciser ce malheur et réconcilier cette population avec son pays. Il eût fallu, pour que cela fût possible, que l’un des deux eût à la fois le courage et la hauteur historiques pour disqualifier cette insoutenable «raison d’Etat» et expliquer pourquoi un homme, disait-on providentiel, ramené dans un fourgon blindé est devenu 6 mois plus tard une menace.

Pas plus jadis que 15 années après, l’opinion n’a toujours pas ajouté de crédit à la thèse de l’acte isolé. Même si dans la situation trouble que connaissait le pays, l’on avait forcément bien fait de ne rien dire sur les commanditaires ni de faire de procès retentissants dont seul l’islamisme en armes pouvait tirer profit, qui empêcherait aujourd’hui de rouvrir le dossier afin que l’Etat lui-même puisse s’affranchir des tutelles occultes et accéder à des mœurs plus en conformité avec le bien public ? Nous avons lu, ici et là, dans la presse de la fin de semaine que le président aurait promis, dès 1999, à la veuve Boudiaf qu’il ferait la lumière sur ce crime.

Rien dans ce sens n’a eu lieu. Il est vrai que cet engagement courtois datait du siècle dernier et que le temps a inexorablement rendu accessoire cette quête. Comme les années précédentes, Si Tayeb se rappelle au souvenir fugacement le 29 juin avant de retourner à l’oubli le lendemain. Mais comme tous les véritables martyrs, il a suffisamment de patience pour attendre dans son éternité l’an 2042 quand les langues se délieront et que le clone de Boumaârafi se confessera à la presse.

Boubakeur Hamidechi

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