Ce que nous avait dit Hassan II

Début août 1988… Après un long périple à travers quelques villes du royaume, nous nous rendîmes à Rabat où Driss Basri, l’inamovible ministre de l’Intérieur, nous annonça, au cours d’une réception, que nous allions être reçus par le roi. Aller chez Hassan II, ça ne posait pas de problème au groupe ; mais, voilà, nous apprîmes que ce n’était pas pour nos beaux yeux qu’il allait nous convier dans son palais de Skhirat, où il passe généralement le mois d’août.

En fait, il organisait sa propre interview, la première donnée à des journalistes algériens depuis la rupture des relations entre nos deux pays – et leur reprise aussi ! Nous étions en plein cirage : quels étaient les derniers développements de cette affaire qui continuait d’empoisonner les relations algéro-marocaines ? On n’en parlait pas beaucoup à Alger depuis l’arrivée de Chadli au pouvoir. Quelqu’un eut l’idée géniale de nous proposer d’aller voir l’ambassadeur, M. Mehri. Mais ce dernier, qui nous reçut avec amabilité, ne semblait pas disposer d’informations nouvelles.

Une autre bonne idée : appeler le ministre de l’Information, M. Rouis. Mais il était en vacances. On se résolut à appeler M. Larbi Belkhir à la Présidence. Lui devait en savoir des choses sur cette affaire. Il était aussi au repos. Cela ne nous empêcha pas de nous présenter au Palais de Skhirat à l’heure prévue. On nous invita à nous asseoir autour de la piscine, celle-là même qui servit de décor au carnage du 9 juillet 1971 lorsque des militaires tuèrent des centaines d’invités du roi qui fêtait alors son 42e anniversaire. Cet endroit si paisible, caressé par la brise marine qui provenait de la plage royale toute proche, a connu ce jour-là l’un des pires massacres de l’histoire du Maroc. Mon regard se tourna vers les cabines alignées derrière la piscine.

C’est dans l’une d’elles que le soldat qui devait abattre Hassan II fut pris soudainement d’une agitation fébrile et se mit à genoux devant son maître, implorant son pardon. Protégé par la baraka, Hassan II survécut encore une fois à une mort certaine. Quelques années plus tard, il échappa aussi miraculeusement à la mort, dans l’attaque de son Boeing 747 par des avions de chasse marocains ! Un fonctionnaire du Palais se présenta pour nous dire que Sa Majesté avait un petit empêchement et que le rendez-vous était retardé de quelques heures. Notre accompagnateur nous proposa d’aller bouffer dans un petit restaurant qui avait les pieds dans l’eau, à quelques encablures du Palais. Et au moment où le maître d’hôtel notait nos commandes, nous fûmes surpris de voir débarquer une fourgonnette frappée du sigle de la Maison royale.

Selon notre guide, Sa Majesté nous offrait un méchoui et une succulente préparation de… lentilles à la viande séchée ! «Son plat préféré et qu’il n’offre qu’à ceux qu’il aime» ! Mais on ne la fait pas aux briscards de la presse que nous sommes ! Les lentilles «royales», le méchoui et tout le reste faisaient partie d’une sorte de préparation psychologique. Quelques heures plus tard, nous étions dans la salle de l’interview : c’était la première fois que je voyais le roi du Maroc. J’eus, par la suite, et notamment lors du voyage du président Chadli en février 1989, l’occasion de l’approcher à plusieurs reprises.

Mais ce premier contact a laissé une impression mitigée. Toute notre jeunesse a été marquée par ce souverain. Socialistes, partisans convaincus de la Révolution agraire, anti-féodaux, anti-capitalistes et opposés à toute forme d’allégeance à l’impérialisme, boumediénistes et fiers de l’être, tout nous opposait en fait à cet homme dont on évaluait la fortune à 50 milliards de dollars et qui possédait la moitié des biens du royaume, tous secteurs confondus ! Mais Hassan II avait le don de dire ces petits mots qui vont droit au cœur. Tout d’abord, il s’excusa du retard en des termes très courtois et nous livra enfin le motif : comme il recevait la presse algérienne pour la première fois, il voulait lui réserver la primauté de sa réaction après la proposition de paix au Sahara occidental, présentée par le secrétaire général de l’ONU.

Le décalage horaire n’était pas fait pour arranger les choses… A travers nous, le souverain voulait s’adresser au peuple algérien. Il savait que la famille royale alaouite avait un capital de confiance énorme auprès des Algériens, bâtie sur l’image du grand roi Mohammed V et de ses positions courageuses et patriotiques. Il semblait très affecté par le fait que les autorités algériennes avaient laissé l’avion du prince Mohammed – l’actuel roi – tournoyer dans le ciel lorsqu’il était venu pour présenter les condoléances du peuple marocain après la disparition de Boumediene.

A propos du président défunt, il dira que c’était un grand dirigeant qu’il respectait beaucoup et qu’il n’avait jamais haï. Il nous déclara que ses problèmes avec Boumediene ressemblaient à une partie d’échecs. Il sous-entendait qu’il n’avait plus d’adversaire de taille de l’autre côté de l’échiquier… Concernant le Sahara occidental, le Maroc de 1988 était d’accord avec le plan de l’ONU : un cessez-le-feu suivi par la tenue d’un référendum. On sait ce qu’il est advenu de ce plan aujourd’hui. Mais je continue de croire, j’en suis même convaincu, que Hassan II, sentant certainement sa fin proche, voulait en finir avec ce dossier explosif. Des sources proches du Palais royal nous disaient, à l’époque, qu’il ne voyait pas trop comment son fils allait s’en sortir s’il lui laissait une telle affaire sur les bras.

Et je crois, qu’à ce moment précis, il était prêt à toutes les concessions pour en finir une fois pour toutes avec ce problème. En fait, il redoutait que le pourrissement de cette affaire aille jusqu’à saper les fondements de la monarchie. Et il savait qu’entre lui et son fils, il y avait une différence fondamentale. Lui, savait manipuler les hommes et les institutions, reculait souvent pour mieux sauter et gardait toujours la tête froide même devant les situations les plus bouleversantes.

Toute sa vie a été un équilibre entre la paix et la guerre, l’Occident et l’Orient, la modernité et l’authenticité, le libéralisme et le monopole d’Etat. Stratège reconnu, il était aussi fin tacticien. Ce sont toutes ces qualités qui lui permirent d’arriver à bon port, après un parcours mouvementé qui aurait terrassé les plus téméraires. Il a su traverser toutes les tempêtes, échapper à tous les complots et rester, en toutes circonstances, seul maître à bord ! Que fera son fils demain ? En ce mois d’août 1988, face à des journalistes algériens qu’il savait «malades» d’idéologie, Hassan II trichait- il ? Essayait-il de nous mener en bateau ou disait-il vrai ? Acceptait-il le référendum juste pour la forme, avec l’arrière-pensée de le rendre pratiquement impossible ?

On ne le saura jamais puisque l’Algérie, le seul pays qui continuait de croire en la RASD, tomba, quelques années plus tard, dans un profond coma. Ce qui laissa à Hassan II le champ libre pour faire ce qu’il voulait. Face à un terrorisme aveugle qui menaçait les fondements de l’Etat moderne algérien, il fallait parer au plus pressé et les questions internationales devenaient secondaires… D’ailleurs, on remarquera que le réveil du dossier sahraoui a coïncidé avec le réveil de l’Algérie !

Le reste de l’interview tourna autour des questions ayant trait à la politique internationale, aux relations bilatérales et, quand vint mon tour, je lus maladroitement ce que j’avais griffonné sur une feuille de papier quelques minutes auparavant. Le souverain ne semblait pas comprendre ma question. Je repris mon texte, en essayant d’être plus clair. En fait, dans ma tête, ça coulait comme l’eau de roche. Je disais : «Majesté, nous venons de visiter plusieurs régions de votre royaume et nous sommes frappés par le développement de l’agriculture qui réalise d’énormes progrès.

Seulement, le développement AGRAIRE ne semble pas aller de pair avec le développement RURAL.» Je dus commenter ma question pour me faire comprendre : «En d’autres termes, si l’agriculture se développe, cela ne se traduit pas par l’amélioration des conditions de vie des paysans. Les richesses tirées de la production agricole sont mal réparties.»

Qu’est-ce que j’avais dit, mon Dieu ! Quand il comprit enfin ma question, le roi fut pris d’une colère à peine contenue et prononça cette phrase qui résonne encore dans mes oreilles, en frappant sur la table : «Je récuse, je récuse, je récuse… ». Cette partie de l’interview a été supprimée lors de sa diffusion à la télé algérienne. Les ciseaux des amis du roi avaient agi. Mais, paradoxalement, cette partie de l’interview a été passée intégralement au Maroc !

Maâmar FARAH

P. S. : Cette chronique a été publiée le 21 octobre 2004. Durant les congés de l’été, nous republierons certains textes ayant un rapport avec l’actualité d’aujourd’hui. Bonnes vacances pour tous !

Leave a Reply

You must be logged in to post a comment.

intelligence artiste judiciaire personne algériens pays nationale intelligence algérie artistes benchicou renseignement algérie carrefour harga chroniques économique chronique judiciaire économie intelligence chronique alimentaire production art liberté justes histoire citernes sommeil crise alimentaire carrefour économie culture monde temps
 
Fermer
E-mail It