La petite fille qui voulait être la savonnette de son père
Ce soir, je te raconte une histoire qui n’a rien à voir. Avec quoi ? Avec rien ! Le monde est moche, je ne te le fais pas dire. Mais il y a partout des rayons de soleil qui tentent de se frayer leur chemin dans la touffeur de ces mochetés. Tiens, j’apprends le décès de Sid-Ali Melouah. Son grand cœur a lâché. Ça devait arriver, hélas, depuis le temps qu’il le menaçait. Sid-Ali était du genre discret.
Il ne poussait pas ces coups de gueule qui signifiaient «c’est-moi-je que-je-parle, dis donc hé ho !». C’était un type joyeux mais plein de tact, cette intelligence de la politesse. C’est pourquoi il est parti sur la pointe des pieds. Mais t’inquiète, il restera dans le cœur de ceux qui l’ont approché. C’est ça, le talent : exprimer beaucoup avec peu de décibels.
A ce train-là, on va faire, ici, de la nécrophagie dévorante. La semaine dernière, on évoquait la disparition du professeur Driss Mammeri et cette semaine, celle de Sid-Ali Melouah. Le fait est que, comme l’écrivait Nazim Hikmet : «La chute des feuilles a commencé pour notre génération, la plupart d’entre nous ne verront pas l’hiver. » On ne peut pas ne pas parler de ces gens. Avec eux, c’est un peu de notre monde qui s’en va. J’ai vu le come-back de Fidel Castro. Celui qu’on disait en train de traverser le fleuve peut se permettre plus d’une heure d’interview. Pas banal.
Entre autres choses passionnantes dont il nous abreuve, il y a cette affirmation qui n’est pas évidente pour tout le monde : «Ma maladie n’est pas un secret d’Etat», disait-il. Y’en a qui devraient prendre note, ça couperait le cou à toutes ces rumeurs qui densifient la circulation dans la capitale algérienne. Mais l’histoire que je voulais te raconter n’a rien à voir. Bien sûr, je peux tapisser toute l’autoroute Est-Ouest des sujets avec lesquels elle n’a rien à voir. Le 2 juin dernier, des amis ont rendu hommage à Tahar Djaout à Oulkhou. Blessure. Les mois de mai et juin, tout particulièrement, ont été des mois d’hécatombe. L’histoire n’a rien à voir non plus avec les turpitudes du système. Tiens, attardons-nous un chouia sur lui.
Depuis la fadha des législatives, on lui tape dessus plus que d’habitude. On ne sait pourquoi, mais des gens qui, jusqu’alors semblaient avoir une complaisance à son égard, ont décidé de rompre le cordon ombilical, de soulever le couvercle du puits et de pousser des rots politiques. Pour en arriver à ces grandes décantations, il a dû se passer quelque chose. Mais quoi ? Va savoir ! C’est encore un de ces secrets du système.
Du reste, le système a le cuir tellement épais que tout ce qu’on peut dire et écrire contre lui est comme un jet d’eau savonneuse sur du sable. Ça rentre par une oreille et ça sort par l’autre. Donc pas d’eau savonneuse sur du sable. L’histoire que je voulais te raconter n’a rien à voir avec tout cela. Elle est belle et triste. D’où me vient-elle ? Je ne sais plus. C’est une petite fille qui aimait son père. Lui demeurait distant. Jamais il n’avait un geste d’affection dans sa direction.
Dans l’appartement qu’ils habitaient, elle passait son temps à suivre des yeux cet homme désordonné, un peu rude, un peu paumé, qui semblait en guerre contre l’humanité, à commencer par lui-même. D’ailleurs, entre le travail en usine et ses amis, il passait très peu de temps en famille. Alors, le fossé s’est creusé. La première à en souffrir fut bien sûr la petite fille, d’autant qu’elle ignorait tout de lui, sinon qu’il était son père. Elle savait aussi qu’il avait fait la guerre car, dans les moments de grande mélancolie, il aimait à ressasser les mêmes récits qui indiquaient, en creux, la souffrance qui le rendait absent. Elle détestait ces récits. Ils n’étaient pas franchement beaux et révélaient un grand désarroi.
Elle rêvait de sentir la main de son père caresser ses cheveux. Elle aurait donné cher pour sauter sur ses genoux, grimper sur ses épaules. Elle aurait voulu qu’il la prenne par la main. Mais jamais, ces gestes naturels ne se concrétisaient. Un jour, elle surprit ce père qu’elle imaginait dénué de toute méticulosité, préparant sa valise pour un voyage. Elle fut frappée par le soin qu’il mettait à ranger ses affaires. Elle était loin de le supposer doué de cette patience avec laquelle il pliait ses chemises, sa serviette, ses chaussettes. Elle l’avait toujours perçu comme un homme éloigné, évanescent.
Et lorsqu’elle le vit prendre délicatement une savonnette dans la paume de sa main et la caresser du bout des doigts avant de la glisser dans sa valise, elle se dit tout simplement : «J’aurais tant aimé être la savonnette de mon père !» Et, comme l’objet dans la main de son père, elle aspirait à recevoir une part de cette tendresse. Elle l’aurait tant aimé que, des décennies plus tard, elle en parle encore.
P.S. d’ici : «Normalement», j’aurais dû focaliser sur ces nouvelles absurdités signées de nos gouvernants, et du principal d’entre eux, qui consistent à organiser des élections législatives facétieuses et de reconduire le même gouvernement en vertu de l’axiome inversé par l’incompétence «on ne change pas une équipe qui perd !» Outre qu’il n’y a rien à ajouter à tout ce qui a été écrit sur ces ubuesques gesticulations, je résumerai en empruntant cette analyse bien sentie de Saïd Sadi : «Le régime est dans un état de décomposition telle qu’il n’a même pas la capacité de faire semblant de changer.»
Arezki Metref