« L’homme est bon, mais le veau est meilleur »
La poésie est-elle cet instant de porosité par lequel la candeur s’engouffre ? C’est ce que présuppose le lieu commun. Un poète ? Un tête en l’air, un contemplatif devant lequel le monde file et dont il ne voit que du feu. Et voilà la question réglée ! Passons aux choses sérieuses ! Que cette appréhension soit un raccourci plus ou moins imbécile, rien de plus sûr. Des exemples la balayent.
Si Mohand ou M’hand (1845- 1906) était, derrière l’errant pragmatique qui semait des vers à tout bout de champ, une conscience lucide du rapport de domination imposé par la colonisation, dont il était personnellement une victime. Les flèches décochées en direction de l’administration et de sa valetaille diverse et variée participent de cette révolte virulente dressée contre ces forces de l’imposture qui, par le sabre et le goupillon, prétendaient nier une identité — et une liberté — millénaire.
«Jadis, je maniais la plume, m’adonnais à l’étude sans repos. Mon nom était connu de tous.
Jadis j’étais chevalier, comblé de biens et entouré de disciples.
Nul n’est libre de rester chez lui, de l’exil amer est la condition»
Antar Ibn Chaddad (VIe siècle, période antéislamique), poète et guerrier, ne distinguait pas l’amour d’Abla de la gloire du champ de bataille.
«Q’importe aux aigles fiers et même aux hirondelles
Une plume de plus ou de moins à leurs ailes ! Je ne suis qu’une plume, ami…»
Quant à René Char (1907- 1988), l’un des plus grands poètes français du XXe siècle, il était un responsable militaire de la résistance contre le nazisme en France. Le capitaine Alexandre était chef de l’armée secrète dans les Basses Alpes. Pas moins. Son amour des mots ne faisait en aucun cas fléchir sa détermination de militant de la liberté.
«Quand se déclare la débâcle Et qu’un vieil aigle sans pouvoir
Voit revenir son assurance. Le bonheur s’élance à son tour.
A flanc d’abîme les rattrape.
Chasseur rival, tu n’as rien appris.
Toi qui sans hâte me dépasses
Dans la mort que je contredis » On peut continuer à citer indéfiniment les exemples.
Nazim Hikmet (1901-1963), poète turc de grande sensibilité et militant communiste trempé, aura passé une moitié de sa vie en prison, et l’autre en exil. Quasiment. Pas mal pour un présumé contemplatif !
«Moi un homme
Moi Nazim Hikmet poète turc moi Foi des pieds à la tête
Des pieds à la tête combat
Rien qu’espoir moi»
On ne saurait éluder Hölderlin (1770-1843), ce poète allemand lyrique voué à l’instabilité et au malheur. Une affaire amoureuse avec une femme mariée le conduit droit à la folie et lui fait pousser ce cri : «Je suis mortel, né pour l’amour et pour souffrir.» «La poésie est l’établissement de l’Etant par les moyens du monde», dira le philosophe allemand Martin Heidegger (1889-1976) en étudiant Hölderlin, dont l’œuvre et la vie l’ont littéralement fasciné. Heidegger a vu, à travers Hölderlin, en le poète «le réveilleur des consciences, un prophète du futur latent d’une nation».
Hölderlin écrivait lui-même : «Les poètes se sont élevés pour la plupart au commencement ou à la fin d’une ère.» Il faut donc régler son compte à cette légende selon laquelle la poésie n’est rien d’autre qu’une bluette qu’on secoue comme un colifichet. Elle est un instant de gravité individuelle ou collective. Et cet instant nous renvoie à tout ce qui, en nous, s’agite et agit. J’ai aussi une petite pensée pour Antonin Arthaud, qui a fait un feu d’artifice des mots. Mort, fou de génie. Une pensée, en ce printemps qui s’annonce en poésie, à Tahar Djaout bien sûr, qui aura porté la poésie dans les colonnes des journaux jusqu’à la rendre familière. Je me souviens d’un article qu’il a consacré, en pleine tourmente politique, au rôle subversif de la poésie sous le titre «Le testament d’Hölderlin».
Ce dernier ne disait-il pas «ce qui fait de l’Etat un enfer, c’est que l’homme essaie d’en faire un paradis» ? Je ne pourrais citer tous ces veilleurs des escarpements, ces guetteurs dans la nuit de la folie et de la bêtise qui consacrent leur vie à une image ou à un verbe. Ils sont trop nombreux à consentir ce sacrifice pour les dire tous. Mais je voudrais saluer ces poètes de qualité dont on cite si rarement le noms et encore plus rarement les vers.
Je pense à Hamid Tibouchi, poète de la simplicité et de l’exigence, à Benmohamed qui porte notre être essentiel à la hauteur du monde, à Messaour Boulanouar, le talent humble. Et je pense aussi à Mustapha Toumi dont je redécouvre l’impérissable «Sabhane Allah Yal’tif» immortalisé par El Anka : «Il est des gens qui prennent le respect pour la crainte». Musique des mots, rythme, la poésie est une des plus hautes expressions de la parole. Parce qu’elle est transmise originellement par l’oralité, elle est la première forme littéraire, antérieure à toutes les autres.
«Il y a pourtant de la poésie dans tous les êtres capables d’affections vives et profondes», disait Mme de Staël. La poésie n’est pas une litanie de bons sentiments, comme on pourrait le croire et le craindre. «L’homme est bon, mais le veau est meilleur», ironisait Berthold Brecht. Il a bien raison.
Arezki Metref