COUAC D’AGENCES ET STIGMATISATION DES JOURNAUX
Comme un écho se propageant d’une officine officielle à une autre, la presse est à nouveau stigmatisée par les quelques ministres qui pérorent encore. Prenant prétexte d’un dérapage, dont on sait d’ailleurs qu’il est le lot de l’instantanéité de l’info, il s’en est trouvé un vaillant porte-parole pour faire la leçon aux journalistes. Le fait n’est pas inédit depuis que bon nombre d’entre eux se sont réconciliés avec les credo de vérité, d’impertinence et d’irrévérence.
Cet immense héritage légué par Jaurès et Maréchal, quand ils fondèrent respectivement l’Humanit et le Canard enchaîné. C’est donc cette liberté conquise et assumée, même quand elle se décline sur le mode libertaire, qui gêne les liberticides de service agissant au nom de la raison d’Etat. Cycliquement, ils sont «missionnés» pour déclencher des chasses aux sorcières chaque fois que les turpitudes de l’appareil du régime s’étalent sur la place publique. Parmi eux, il y a celui qui, semaine après semaine, fait le point sur l’action bienfaisante de la gouvernance en usant de la plus crasse des désinformations.
Coutumier du genre, il se hausse cette fois du col et la voix pour interpeller une corporation au nom de l’éthique. Au moment où le pays est sens dessus-dessous par la faute de ses dirigeants à l’incurie notoire, «la-voici, lavoi-là » cette grande conscience journalistique obsédée uniquement par le respect de la déontologie et l’exactitude des informations imprimées. Ridicule posture d’un clerc politique dont le seul talent, qu’on lui connaisse jusque-là, consiste à distiller ponctuellement de fausses bonnes nouvelles.
Parce que quelques informations mal recoupées se sont glissées dans le fil de deux agences de presse, nous serions dorénavant tous comptables de la démoralisation du pays. D’ici à ce que l’on imputera aux journaux les causes de la morosité sociale, il suffit d’un réquisitoire expéditif pour généraliser l’interdiction d’écriture tout comme le directeur du Matin, Benchicou, fut dépouillé de son journal en 2004. En fait, il n’y a rien d’étonnant dans cette hostilité quasipathologique du pouvoir.
Comme tous les régimes contrariés par leurs échecs, ils pointent d’abord du doigt ceux qui décrivent la réalité sans le souci de plaire. Agonir d’injures la presse est un exercice qu’ils connaissent parfaitement. On lui taillera des croupières pour la bonne cause, l’accusant pêle-mêle d’incompétence et d’entremetteuse au service de cercles hostiles. Avec une inébranlable mauvaise foi, ils se lancent à l’assaut des ces «honorables correspondants » indigènes qui ne seraient rien d’autre que les porte-plumes de la «main de l’étranger», allant jusqu’à faire accroire que certaines rédactions ressembleraient à des nids de l’anti-patriotisme.
Même quand ils se surprennent à être cyniquement charitables, ils ne peuvent s’empêcher de se désoler de son «amateurisme» et de sa «ghettoïsation ». Ce serait ni plus ni moins que le statut de Gribouille que celle-ci mériterait, si tant est qu’elle ne sait que traduire maladroitement un pays fantasmé quand le pouvoir serait en phase avec le pays réel. Ainsi, cette presse, qui n’a pas cessé de croire que ce sont les dirigeants qui vivent dans une bulle, devient, sous la plume et les propos des imprécateurs officiels, une nébuleuse, de la manipulation.
Au sujet du pays profond dont parleraient médiocrement les charlatans planqués dans les rédactions, l’on a décrété que seul le pouvoir a l’autorité d’ausculter ses pulsations. Telle est la grande leçon administrée ces derniers jours par quelques «ministricules». Censurant par l’invective la mauvaise littérature qui s’étale chaque matin dans les kiosques, les chargés de mission ont pourtant de la peine à trouver un contre-modèle positif. N’ayant pour toute référence qu’un El Moudjahid clandestin et une télévision orpheline de badauds, il ne leur reste en guise d’exécutoire afin de sauver les apparences d’une inénarrable confusion au sommet de l’Etat, que de charger la mule d’une presse qui, en définitive, a choisi de ne rendre compte qu’aux lecteurs.
Car contrairement à ce que l’on craignait, il y a quatre années de cela, l’on ne trouve dans les colonnes de journaux que de rares dithyrambes à la gloire du président. Notre confrère et ami Mohamed Benchicou, qui ce samedi 14 juin remettra les insignes de commandeur de la presse libre à l’immense Bachir Rezzoug, devra par conséquent feuilleter une bonne dizaine de quotidiens afin de dénicher cent lignes élogieuses consacrées aux bilans de chef de l’Etat.
Ayant accompagné les différentes séquences d’un régime sombrant dans l’incohérence et mesurant le rejet qui en a découlé dans l’opinion, la presse, à son tour, a fait le choix d’évacuer la pusillanimité qui l’a tétanisée au lendemain d’avril 2004. C’est, nous semble-t-il, à travers ce regain de scrupule journalistique et d’affranchissement des oukases administratifs que l’on peut, aujourd’hui, mesurer la justesse du combat mené par le directeur du Matin et dont un prix porte son nom depuis 2005. Lui qui a poétiquement «pardonné» de bien tristes trahisons pourra sans forfanterie siroter son petit-lait.
Victime d’un rapt judiciaire (n’a-t-il pas été incarcéré dès la première instance ?), il a assumé sans fléchir ses convictions. Après 730 jours de bastille, il témoigne toujours et en toutes occasions. Et comme le hasard du calendrier l’avait envoyé au pénitencier un 14 juin, il a en quelque sorte fait la jonction avec le souvenir de deux confrères tués un autre 14 juin : celui de 2001 Adel Zerrouk et Fadela Nedjma journaliste à El Bilad et Echourouk périrent au cœur d’Alger alors qu’ils couvraient la fameuse marche des Aarouch.
En faisant le choix d’organiser la cérémonie dans le chef-lieu de la Haute-Kabylie, le comité qu’il préside, marque, par ailleurs, sa filiation avec toutes les autres formes de résistance au despotisme qui n’a pas désarmé. Pas loin des glorieuses cryptes où dorment Tahar Djaout et Matoub Lounès, la presse se donne une raison supplémentaire pour ne pas oublier une seule infamie commise aux dépens de ce pays. En effet, Oulkhou et Taourirt- Moussa, ces noms de lieux-dits qui, désormais, sonnent tel un tocsin et résonnent comme une mauvaise conscience, ne sont-ils pas des panthéons ? Points géographiques pour le ressourcement des mémoires avachies ne complètent-ils pas la vigilance pour défendre les libertés et dont la presse est notamment le baromètre que l’on s’efforce de truquer afin de nier la fièvre qui ronge le pays ?
Boubakeur Hamidechi