LA MAIN DE L’ÉTRANGER

Tout le monde le sait, il n’est pas une seule raison interne pour que des émeutes éclatent en Algérie. Derrière les explosions sociales sauvages et à répétition qui nous servent de quotidien, c’est forcément la main de l‘étranger qui gigote. Deux à trois fois par jour, selon des statistiques fiables, elle met le feu aux poudres. Elle est là, puis là-bas, puis encore plus loin et ainsi de suite. Elle n’arrête pas. Elle saute d’un secteur à un autre, d’un sujet à un autre, douée d’ubiquité, insaisissable, allumant le feu que déjà éloignée de l’incendie, ne laissant aux «autorités compétentes », comme il dit lui, qu’une alternative : se cacher derrière l’index ou l’auriculaire.

Pour suivre ses perfides déplacements à travers le territoire national, il suffit de lire la presse. Tous les jours, on la repère quelque part et, certains jours, elle est en plusieurs endroits en même temps, et parfois aux antipodes. En regardant la météo ce matin dans différents journaux, des fois que ce ne serait pas la même d’un canard à l’autre, les prévisions climatiques obéissant, elles aussi, aux directives du ministère de tutelle, j’ai repéré les sauts de puce de la main de l’étranger.

Comme ça, rapidement, sans insister, j’ai noté quelques-uns de ses derniers méfaits en m’ébahissant devant ses prouesses athlétiques. La main de l’étranger a frappé tel jour vers 14h dans la localité d’Ighram, commune d’Ahnif (Bouira) lorsque de jeunes chômeurs n’arrivant pas à se faire employer par la carrière de gypse du coin, ont bloqué une route nationale. Scénario désespérément habituel : la main de l’étranger se tire dare-dare et les émeutiers se trouvent nez à nez avec les pandores. Conclusion désespérément habituelle, elle aussi : on peut imaginer la suite! A l’autre bout du pays, localité Akid-Lotfi, commune de Maghnia, la main de l’étranger fait des siennes nuitamment. A 23h, rapportent les gazettes, des jeunes circulant à bord de motos aspergent d’essence le parking de la cité des douanes puis frottent une allumette. Une seule suffit ? Amplement ! La grogne serait née de la saisie par les douanes d’une cargaison de cigarettes à Ouled Ben Zi.

Bien entendu, discrète et efficace, la main de l’étranger n’a pas traîné sur les lieux de ses turpitudes. Elle s’est éclipsée très vite si bien que personne n’a pu la voir. La seule certitude est qu’elle sera formellement identifiée, le moment venu, dans l’explication officielle de l’origine des faits. Presque en même temps, la main de l’étranger furetait du côté de la cité Merdjouamane, dans la commune d’Amizour, poussant des citoyens à la fermeture d‘une autre route nationale. Ici, la cause est l’augmentation de 5 DA du prix des places dans les transports en commun. Cette hausse grève sévèrement les budgets modestes. Compter sur l’Etat pour défendre les pauvres ? Tu parles ! Trop occupé à repérer la main de l’étranger pour se porter aux côtés de ceux qui ont besoin de bénéficier d’une juste répartition des richesses et de la solidarité nationale.

On ne sait pas comment la main de l’étranger s’est trouvée dans ce trou perdu, Ighil- Azem, à Ivahlal, commune d’Aghbalou (re-Bouira), au moment où des dizaines d’habitants fermaient une route pour protester contre l’isolement dans lequel est reclus leur village. Ils n’auraient cessé leur mouvement, reconductible en cas de trahison des promesses obtenues, que si, entre autres, la route qui relie leur bourgade à la civilisation était réparée. Elle ne l’a jamais été depuis l’indépendance. Agile en diable, la main de l’étranger est déjà à Layoun, Tissemsilt.

Laissés-pourcompte du programme d’emploi des jeunes et exclus du filet social, des chômeurs barrent une route nationale. Conclusion du correspondant d’ El Watan : «Une trentaine d’émeutiers parmi lesquels se trouvent des acteurs d’un précédent incident similaire ont été arrêtés. Ils doivent être déférés aujourd’hui devant la justice». Cette formule est pour la protestation en Algérie ce que la suivante est pour les contes : «Ils se marièrent, eurent beaucoup d’enfants et vécurent longtemps». Chez nous, chaque fois que la main de l’étranger s’en mêle, on peut conclure invariablement : «Les émeutiers ont été arrêtés et déférés devant la justice.»

On pourrait ajouter que la justice est la seule industrie d’Etat qui bosse aussi fort, qualité et quantité confondues. Entre l’affaire de Habiba à Tiaret et les émeutes partout, ça carbure dur dans les prétoires. On aurait pu croire que la main de l’étranger se serait reposée un peu après les coups d’Oran, de Berriane, de Sétif… Eh bien, non, elle est toujours en forme, la main de l’étranger, et elle est capable de tout. Elle est capable surtout de servir d’explication à un recours aux émeutes et à la violence par les plus pauvres en raison de leur dénuement et de la surdité avec laquelle leurs revendications légitimes sont accueillies.

Que cette explication soit poussiéreuse, et absurde, cela ne gêne nullement nos chers responsables malgré eux qui, désappointés devant les révélations de leur culpabilité sociale dans le chaos que pourrait apporter une approche scientifique de cette violence, préfèrent s’en laver les… mains. C’est bien plus commode, naturellement, de montrer du doigt… la main de l’étranger. Si ce n’était aussi dramatique, on pourrait rigoler en paraphrasant Malek Bennabi et sa théorie de la colonisabilité : si la main de l’étranger agit aussi aisément, c’est que le terrain est propice à ses agissements, pardi! Mais, non !

La détérioration des conditions sociales de la majorité, conséquence d’une politique de rapaces, est cette main de l’étranger. Les protestations par les émeutes, procédant de cette «économie morale des pauvres» de l’historien anglais Edward Thompson, est la résultante d’une double régression : celle de la paupérisation des classes moyennes et celle de la répression de tout mouvement social organisé et politisé. René Galissot n’a pas tort de considérer que «les émeutes signalent peut-être même l’absence des mouvements sociaux». La cocotte-minute explose quand la soupape est bouchée, toutes les ménagères le savent. Reste à savoir quelle main bouche la soupape !

Arezki Metref

P.S. de là-bas : Réagissant à la chronique de la semaine dernière, l’ami Gilbert Meynier, historien, ajoute ces éléments au débat : «Merci, cher ami, pour ton article du Soir d’Algérie. A mon avis, il n’y manque qu’une chose : la toute prochaine directive européenne sur la rétention, qui sera portée à 18 mois, avec 5 ans d’interdiction de séjour à la clé, va un peu plus verrouiller les espoirs et faire monter la pression, pas seulement en Algérie, mais plus généralement au sud de la Méditerranée. Et ce qui s’est passé à Oran n’a-t-il pas pour arrière-plan des retours désespérés de harragas refluant d’Espagne où ils n’ont trouvé que refoulement, misère et chômage ? J’émets cet avis après en avoir parlé avec Pierrette Meynier, mon épouse, présidente de la CIMADE-Rhône- Alpes, et qui, pour cela, suit de près l’évolution européenne à l’égard des migrants.»

P.S. d’ici, enfin, de pas loin d’ici : La police tunisienne a tiré à balles réelles sur des centaines de manifestants qui protestaient, dans le sud-ouest du pays, contre la hausse du chômage et du coût de la vie, faisant un mort et plusieurs blessés, rapportent des syndicalistes et un responsable » (Tunis, Reuters). Bienvenue au club et chapeau pour le miracle économique.

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