LA RELÉGATION
Le Mouloudia Club d’Oran, qui remporte régulièrement, depuis quarante ans, la Coupe et le Championnat d’Algérie, trébuche sur la dernière marche. Le club «descend». H’chouma ? Ça arrive, c’est le sport ! Mais voilà : des milliers de jeunes, à cran, se répandent à travers la ville. Saccages. Blessés. Arrestations massives. Le pire, c’est que ces émeutes ne sont pas isolées.
Elles font écho et prolongent d’autres émeutes, lesquelles sont la suite des précédentes dans une scansion contagieuse et ininterrompue qui produit une marche funèbre. Un fracas qui accompagne l’interminable crépuscule qu’un régime qui agonise veut faire passer pour autant de matins clairs. Dire qu’il est question de troisième mandat ! En dépit des faits tangibles, vérifiables, qui va croire qu’une ville se soulève avec une telle force destructrice simplement parce que son équipe de football a perdu un match et que le défaut de quelques points lui vaut la relégation en division inférieure ?
Disproportionné ! Démesure totale ! Exagération intégrale ! Vu l’état de frustration dans lequel on tient les jeunes, il n’est pas inconcevable qu’une déception footballistique occasionne quelques dégâts de la part de supporters particulièrement accros et irascibles. Des vitrines brisées, deux ou trois bagarres générales et, parfois même, des dérapages aux conséquences un peu plus graves ! Mais des émeutes comme celles qu’a vécues Oran ? Et pour du foot ? Non ! Non ! Difficile à avaler. Néanmoins, si c’est le cas, si c’est oui, c’est alors oui mais. Et mais quoi ? Ce «quoi» est la clé de voûte.
Il explique, en creux, les récents heurts entre Harrachis et Koubéens pour, apparemment, du foot. Il est à l’origine des émeutes de Chlef. Il résume les affrontements de Berriane. Il rend cohérentes les échauffourées de Sétif voici quelque temps. Il nous fait comprendre pourquoi, en août 2007 à Kherrata, des citoyens normaux, comme vous et moi, ont bloqué la route nationale numéro 9, et pourquoi encore, à Oued Ghir, la population a coupé la circulation. Il souligne ce chiffre : en 2002, six cents émeutes de magnitudes diverses ont été recensées. Presque deux émeutes par jour.
Six ans plus tard, la courbe grimpe. Selon certaines sources, on compte, au premier semestre 2008, deux à trois émeutes par jour. Il semble que les services de sécurité recensent ces émeutes sans rendre publiques ces statistiques. Faut pas donner de mauvaises idées aux oisifs ! Aucune région du pays n’échappe au coup de sang, pas même le Sud traditionnellement paisible. Il ne se passe pas un jour sans que ça explose quelque part. C’est comme un incendie vicieux qui part de plusieurs endroits en même temps : on éteint ici, ça s’étend là.
Une chronologie des émeutes ou des statistiques sur le même sujet ferait sauter aux yeux cette évidence : les forces de l’ordre y passent une bonne partie de leur temps. Normal ! Le vade-mecum du pouvoir prévoit, en l’occurrence, une seule médication : la répression. Les émeutes sont à ce point récurrentes que ça en devient banal. Ici, c’est le foot. Là, c’est l’eau. Ici, la pénurie de logements. Là, l’absence de travail. Ici, c’est la hogra qui domine.
Là, l’impossibilité pour les défavorisés d’avoir accès aux soins. Ici, c’est ceci. Là, c’est cela. Mais tout cela a en commun ceci : y a comme un truc qui cloche. Si les émeutes sont devenues le mode d’expression populaire privilégié en Algérie, c’est qu’il y a des causes structurelles. Les Algériens sont tellement excédés que, pour un oui et pour un non, ils ramassent des pierres et les jettent sur la première visière venue ? La raison essentielle de ce recours spontané aux émeutes, quel qu’en soit le déclic, c’est bien évidemment la question sociale.
Le ministre délégué aux Collectivités locales, Daho Ould Kablia, a alimenté l’interrogation avec une observation de bon sens. Parlant du pouvoir, le ministre a avoué : «Nous sommes loin de la rue, nous ne savons pas ce qui se passe.» Voilà un aveu sincère. Voilà une déclaration d’incapacité touchante de vérité. Si, en dépit de son administration omniprésente quoique complètement inefficace, de sa police, de ses indicateurs, le pouvoir ignore ce qui se passe dans la rue, on peut en tirer au moins deux conséquences : c’est grave et c’est grave !
La rue répète, en diverses opportunités, les mêmes revendications : liberté, eau potable, revêtement des routes, distribution juste des logements sociaux… La pénalisation des couches les plus fragiles de la société, de plus en plus paupérisées tandis que le pays dispose de réserves de change qui le classent au 10e rang mondial en termes de devises disponibles dans les caisses de l’Etat, associée au verrouillage de toute vie politique et syndicale libre qui pourrait permettre l’expression des besoins de la population, ne pouvait conduire qu’à ce recours à la violence.
Quand personne ne veut t’entendre, tu casses la baraque ? C’est un peu le sens de ces émeutes. L’existence de moyens de médiation démocratiques qui auraient permis aux Algériens, et singulièrement aux plus défavorisés d’entre eux, d’exprimer pacifiquement leurs justes revendications, éviterait la répétition macabre de ces émeutes qui creusent davantage le fossé entre les tenants du pouvoir et la majorité qui les subit. On croirait presque que, dans une sorte de sadisme, les gouvernants laissent se multiplier les foyers d’émeute dans un but illisible de prime abord.
Quand elles mettent en cause leur légitimité, ils brandissent alors, toujours, la même solution, celle qu’ils sont incapables de troquer contre la négociation : le bâton ! La rue s’empare de la seule chose qui lui reste pour envoyer un message et forcer l’autisme : la pierre ! Le vieux dicton ne dit-il pas que le sage comprend au clignement de l’œil et le méchant au coup de poing ? Non, ils ne savent pas ce qui se passe dans la rue. Si le ministre l’avoue à peine, la rue le sait, elle, depuis toujours.
Ils continuent à s’occuper d’une première mosquée du Maghreb et d’un troisième mandat, décalcomanie des précédents, cependant que le pays brûle de misère et de corruption. Pour couvrir ces râles de colère, les Néron émettent un bruit de lyre indécente. Les émeutes d’Oran ne sont pas dues au déclassement du MCO mais, au fond, et comme toutes les autres, à la relégation de tout un peuple à une classe sociale inférieure, consolée par le spectacle du banquet que s’offrent ces affairistes arrivistes, insatiables et prédateurs, qui mastiquent l’Algérie de toutes leurs dents longues.
Arezki Metref