Brasier oranais et…feu Malek Haddad

Comment célébrer feu le poète quand un pan du pays brûle ? Bien moins qu’un dilemme de style et de tonalité, ne s’agit-il pas d’abord de pertinence journalistique ? Tombé en plein désarroi social, l’anniversaire de la mort de l’écrivain était-il encore un prétexte à texte alors que l’actualité nous interpelle ailleurs ? Au moment où Oran, à son tour, succombe sous des colères équivoques et que les cohortes de la contestation se répondent en échos de bourgades en villages et de villes en métropoles régionales, le pouvoir, lui, dispense des explications spécieuses pour chaque jacquerie.

A Chelf, paraît-il, l’on aurait abusé cyniquement de la bonne foi des sinistrés de 1980 en leur faisant croire qu’ils étaient déboutés, décréta-t-il. S’agissant de Berrianne ne certifia-t-il pas que les populations étaient victimes d’une double manipulation qui a tourné à l’épuration ethnique ? Quant à ce qui vient de se commettre à Oran, le délit est on ne peut plus clair puisqu’il y avait des vocables pour le nommer : le hooliganisme des stades !

Pas une seule fois il n’évoqua ces coups de sang collectifs en termes politiques. Et jamais il ne se fit la moindre violence morale pour prendre sa part de responsabilité. Mais, en dépit de toutes les acrobaties discursives auxquelles était notamment astreint un certain ministre, l’on sait désormais que le sommet de l’Etat panique. Il est tellement dans l’effroi de devoir s’adresser à la nation qu’il préfère se soustraire à l’exercice. Cela n’a pas échappé aux commentateurs de la presse qui, ces jours-ci, ont abondamment écrit sur l’extrême dégradation de la situation. Dès lors, que reste-t-il à une chronique sinon de les paraphraser ou de s’en abstenir ? Après bien des hésitations, il fallait trancher modestement pour la prière au poète absent depuis trente années…

Le 2 juin 1978 Malek Haddad prenait définitivement congé. Parler de lui après un si long enfouissement ne peut se faire qu’avec pudeur ou alors sous l’autorité incontestable du magistère universitaire. Cet écrivain, qui a vécu de façon si douloureuse son «exil» dans la langue française et en même temps son attachement quasi-oedipien à sa ville natale, mérite, qu’à pareille date, une visite lui soit rendue.

A Constantine, cité écrasante et immémoriale jusqu’au pénible oubli ou à l’infructueuse amnésie, l’on ne trouvera cette année que deux «sentinelles» pour veiller sur son œuvre. La première s’appelle Madame Nedjma Benachour-Tebbouche, docteur d’Etat en littérature et qui vient de publier un édifiant essai intitulés : Constantine et ses romanciers (1). Un ouvrage très fouillé dans lequel le poète en question tient une place centrale aux côtés de Kateb Yacine et Rachid Boudjedra.

Quant à la seconde vigie, à qui l’on doit ce souci de réactualisation de l’œuvre, elle porte pour nom une maison d’édition. En effet «Media-Plus» a choisi précisément de republier trois de ses romans. En ces temps de disette littéraire et de mépris affiché des pouvoirs publics pour la promotion du livre et de la lecture, l’événement mérite, sans aucun doute, d’être souligné. C’est que de tous les auteurs de la littérature, dite de combat, nul autre que celui-ci ne connut une aussi injuste ingratitude post mortem bien que de son vivant il ait montré un détachement exemplaire vis-à-vis de la notoriété.

Poète de la langue française, il porta comme un stigmate le fait qu’il ne sache exprimer sa différence qu’à travers l’idiome de «l’Autre». Un déchirement qui a irrigué l’ensemble de son œuvre au point qu’il finira par se convaincre que cette «béquille» de l’écriture n’est au mieux utile que pour ses besognes de journaliste ! A-t-il eu tort de s’automutiler après qu’il eut écrit l’émouvant aveu des «Zéros tournent en rond» ? On peut le penser, car au moment où il soldait, dans un élan suicidaire, son altération linguistique, un autre écrivain arabe aussi immense que lui, Salah Stétié, prenait le contrepied de la chirurgie qu’il prônait.

Ainsi, parce qu’il se plaignait de son statut d’orphelin de lecteurs qu’il décréta que, comme une loterie qui institue des approchants, «nous écrivains algériens sommes des approchants». Ajoutant ceci : «Mon grand-père ne m’a jamais lu. Comme il n’a jamais lu Dib, Kateb Yacine ou tel autre de ces clairs chantants dont le talent n’est pas en cause (…..). Je salue donc l’éloquence de tous ces muets car je suis incapable à mon tour de raconter en arabe ce que je sens en arabe (…).

Je suis persuadé que des poètes chanteront dans leur langue pour le meilleur enrichissement de la langue des autres.»(2) Moins écorché vif dans le propos parce qu’il vient d’un espace culturel moins aliéné, le Libanais Salah Stétié voit dans la langue du colonisateur une possibilité d’inverser le rapport de domination. «Tant que la langue française, écrit-il, était langue du colonisateur cette ombre était lourde, était opaque. La colonisation ayant reflué pour faire place à une complicité, cette ombre est désormais transparente et légère.

En effet, si pour l’autochtone la langue est plus forte que l’identité, il risque de perdre son identité en cours de route et, coupé de ses racines, de n’aller que là où l’on n’a pas nécessairement besoin de lui. Si, au contraire, les racines, sont plus fortes, plus prégnantes d’identité alors il transportera cette identité dans la langue de l’Autre, la définissant peut-être mieux grâce à ce regard dégagé : à la fois intérieur et extérieur, complice et libre (…)» (3) Mais comme l’on ne refait pas l’itinéraire d’un écrivain, à l’œuvre inaccomplie, par la seule magie des regrets, pourquoi donc ignorer ses écrits mineurs (ses chroniques dans la presse) où quelques pépites attendent d’être publiées ?

A l’occasion, c’était encore lui qui sut le mieux évoquer la fusion de Constantine et Ben Badis. «(…) jamais un homme dans cette ville qui a tant de mémoire et tant de souvenirs ne fut mieux mêlé à sa sensibilité, à sa personnalité même, c’est une image familière connue et reconnue, un saint, un savant, un guide, une âme… Il est partout. Il existe.

Loin des gloires tapageuses et des célébrités surfaites. Il est entré chez lui dans nos cœurs, chez lui dans ces maisons aux portes basses, sous ces voûtes qui soutiennent une espérance incassable, sur ces places vivantes où le ciel devient clairières, dans l’échoppe feutrée, dans l’école murmurante, au fond de la permanence rassurante de cette ville en vigie sur la plaine.»(4) Mieux encore, il fut un critique artistique qui sut rendre par les mots ce qu’il y avait d’immensément tragique dans l’œuvre du peintre Issiakhem. «… Issiakhem, écrit-il, supporte le tragique.

Le drame est sa matière première. Non parce qu’il s’y complaise. Pour dénoncer le malheur, il faut le bien connaître. Il faut en prendre la mesure (…) Le malheur n’est pas une idée fixe. Il est une étape à dépasser. Cette violence est pudique. C’est un cri. L’homme est fait pour le bonheur et il n’est pas heureux. Il n’est donc pas lui-même. Comme on arrache brusquement un pansement sur une chair vive, sans illusion, sans précaution… soudain, un univers halluciné et hallucinant apparaît et s’impose à nous comme il s’est imposé à l’artiste, décomposé avec minutie, avec scrupule, tel qu’il est, tel qu’il doit cesser d’être, parce que le tragique est son histoire et non pas sa vocation.

Cette contradiction est insupportable. Elle éclate chez Issiakhem comme l’injustice suprême. Il sait que le malheur est aussi une faute de goût et ce malheur l’indigne…»(5) La voilà la réalité globale d’un poète torturé mais au verbe lumineux. Un homme foudroyé par la conscience d’une identité perdue jusqu’à s’autocensurer au mépris de son talent qui était immense. Il laissera après lui une œuvre inachevée parce qu’il estima que la littérature est d’abord un échange avec les siens et que le poète ne saurait s’y soustraire ou l’oublier.

A-t-il eu tort de fermer trop tôt le ban à son plain-chant ou finalement raison de se murer dans le silence afin de chasser les muses de la langue de «l’Autre» ? Qu’importent au poète nos futiles interrogations puisqu’il a tenu parole jusqu’à son dernier souffle. Celle de se taire pour mieux rentrer chez lui.

Boubakeur Hamidechi

1 - «Constantine et ses romanciers» essai de Nedjma Benachour- Tebbouche, «Media-Plus» Editions.

2 - «les zéros tournent en rond», essai Malek Haddad.

3- Salah Stétié écrivain syro-libanais proche de Adonis, auteur de l’essai intitulé «les porteurs de feu».

4 - Chronique de Malek Hadad publiée dans An-Nasr (langue française) le 15 avril 1967.

5 - Critique publiée en avril 1968 dans An-Nasr et El Moudjahid à l’occasion du vernissage d’une rétrospective de l’œuvre d’Issiakhem qui eut lieu à Constantine.

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