NOTRE “MAI 68″ A NOUS
On en fait des tonnes sur l’année 1968 ? Oui, c’est le quarantième anniversaire d’un temps de basculement. En nos époques de déréliction où le rêve et l’idéal paraissent légers comme des bulles de savon, il n’est pas mauvais de célébrer ces vertus volatiles ? A trop gloser dessus, cependant, on ne capte plus rien. C’est quoi, 1968, au fond ? D’abord et avant tout, quand on regarde les télés françaises, on est magnétisé par les pavés et la plage, et par leurs rapports bizarres.
Ensuite, martel en tête, on nous dit qu’en cette préhistoire savoureusement païenne, il était interdit d’interdire et qu’il fallait, toutes affaires cessantes, jouir sans entraves. Ouais, bon !… Résumé à ça, on est loin du compte. Quand le ventre est plein, la tête chante. Pas avant ! Mais l’héritage de 1968, censée être une sorte d’année universelle secouée en diverses failles par la tectonique des plaques sociales, se clame visiblement dans ses échos franco-français stricto sensu. Cette année-là, comme par synchronisation immanente, la plupart des universités du monde ont vu leurs étudiants s’élever contre la vieille société vermoulue, les vieux systèmes poussiéreux qui tenaient encore par la trique du flic, du fric, et même du savoir lambrissé.
On connaît le mai 1968 français mais ça a bougé, à des magnitudes diverses, un peu partout à travers le monde. Par exemple, le 1er mars 1968, Rome vit la «bataille de la Villa Giulia». Des milliers d’étudiants manifestent. La police charge. Plusieurs centaines de blessés. Le 8 mars, la fièvre gagne Varsovie, en Pologne. Le 22, ce sont les étudiants de Nanterre, dans la banlieue parisienne, qui occupent le bâtiment administratif. C’est le début du «Mai 1968» français. Le 11 avril, Rudi Dutschke, leader de la Ligue des étudiants socialistes (SDS) en RFA, est victime d’un attentat. Il est grièvement blessé. Manifestations dans de nombreuses villes allemandes en réaction. Le 27, Daniel Cohn-Bendit, leader étudiant français, est arrêté. Le 28 avril, les étudiants de Tokyo manifestent contre la guerre au Vietnam : 130 blessés. Les étudiants occupent l’université.
Lorsque, le 17 juin, la police y pénètre, une grève de grande ampleur touchant 6000 étudiants est déclenchée. Les cours sont interrompus dans la plus grande université du pays, Nihon, et à l’université Kéio de Tokyo. Le 14 août, le mouvement étudiant allemand attaque et disperse la première manifestation néonazie devant le Mur de Berlin. Dans la nuit du 20 août, les chars soviétiques entrent en Tchécoslovaquie mettant fin au «Printemps de Prague». Les Etats-Unis ne sont pas en reste. Des étudiants noirs occupent, pendant quatre jours de mars 1968, les locaux de l’Université Howard à Washington. Les étudiants de Columbia occupent le 25 avril leur université pendant 11 jours suite à l’assassinat de Martin Luther King.
En mai, grève dans douze universités américaines pour protester contre le racisme et la guerre du Vietnam. Affrontements entre policiers et étudiants pendant deux nuits à l’université de Berkeley. Ronald Reagan, gouverneur de la Californie, décrète l’état d’urgence et le couvre-feu. Au Brésil, la police intervient, le 28 mars 1968, lors d’une réunion d’étudiants. Bilan : un mort et plusieurs blessés graves. L’université de Rio de Janeiro se met en grève générale illimitée. A l’université de Sao Paulo, des barricades sont érigées. Le 4 avril, 600 personnes sont arrêtées à Rio. Les manifestations sont quasi quotidiennes jusqu’en octobre en dépit de la répression Au Mexique, une révolte étudiante éclate fin juillet.
736 personnes sont arrêtées lors de nouveaux affrontements dans la capitale. Le 2 octobre, le gouvernement tire sur une manifestation de 10 000 étudiants, sur la place des Trois-Cultures à Mexico. Le «massacre de Tlatelolco», se solde par au moins deux cents morts, 500 blessés graves et 2000 arrestations. Au Sénégal, le 29 mai 1968, les étudiants commencent une grève générale en signe de protestation contre «l’influence française et l’orientation de droite» du gouvernement de Léopold Sedar Senghor. Ce dernier fait donner la troupe : un mort et vingt blessés. En Tunisie, les étudiants se mettent en grève du 15 au 19 mars 68, et manifestent pour obtenir la libération de Mohammed Ben Jennet, un étudiant arrêté et condamné à 20 ans de prison, pour avoir participé au sac de l’ambassade de Grande-Bretagne, soutien d’Israël lors de la guerre de juin 1967.
Agité, hein ? Ce sont là les grands événements qui, selon la plupart des chronologies, ont marqué l’année 1968. Nulle part, ou presque, on ne mentionne la toute première grève étudiante de cette année-là. Celle à laquelle avait appelé le 2 février 1968 l’Union nationale des étudiants algériens (UNEA) pour protester contre l’embrigadement de leur organisation sur laquelle louchait Kaïd Ahmed, le nouveau conducteur de «l’appareil du parti». Que s’est-il passé ? Il y a, au vrai, très peu d’écrits sur le sujet. Quelques pages dans des récits autobiographiques de témoins directs ou d’acteurs de ces évènements comme Bachir Hadjdadj ( Les voleurs de rêves) ou Abdel’Alim Medjaoui ( Le géant aux yeux bleus). On doit à Larbi Oucherif, membre du Comité de section UNEA d’Alger de 1967 à 1969, une série de trois articles ( El Watan, mai 2006) dévolus exclusivement à l’UNEA.
Dans l’un de ces articles (21 mai 2006), il raconte comment Kaïd Ahmed a choisi, dans sa volonté de caporaliser l’organisation estudiantine, le terrain et l’heure. L’heure, c’est l’organisation du Congrès de l’OLP. Le terrain, c’est d’amener l’UNEA à soutenir le Fatah de Yasser Arafat comme seule force palestinienne : «Il chargea, se souvient Larbi Oucherif, le commissaire du parti du FLN à Alger de nous contacter pour une action unitaire. Le comité de section nous chargea, Omar Lardjane et moi, de discuter avec eux. C’est donc en janvier 1968 que ces entretiens commencèrent au palais Bruce d’Alger. (…) L’appel fut construit avec l’accord de tous les présents. Le représentant de la JFLN revint l’après-midi avec un texte bien ficelé défendant la position de Kaïd Ahmed.» Le sémillant ponte du FLN ne veut voir qu’une tête. La guerre contre l’UNEA est déclarée.
Il exige d’elle de s’aligner, comme la JFLN, et les autres organisations de masse, sur les positions de son parti et d’abdiquer, ce faisant, son autonomie. Mais les étudiants tiennent tête. Alors Kaïd Ahmed envoie, outre la police qui viole allégrement la franchise universitaire, des provocateurs extérieurs à l’enceinte universitaire. Le 6 février, la police pénètre dans l’université. Des étudiants sont arrêtés. Parmi eux, Mahmoud Mahdi dit «Zorba». La rumeur, rapportée également par la presse étrangère ( Le Monde), le donne mort suite aux mauvais traitements.
Taleb Ibrahimi, ministre de l’Enseignement, est contraint de démentir à la télévision en prime time. Larbi Oucherif raconte sa propre arrestation le 12 février 1968 au boulevard Victor-Hugo à Alger. Il est emmené manu militari au Commissariat central où il trouve «Mahdi Mahmoud, Fatima Medjahed, en grève de la faim depuis le 1er jour, Sid Ahmed Chérif, Mustapha Mekidèche arrêté à son travail. Nous avons tous été battus et certains sévices n’avaient pas d’autres mots pour les désigner que torture. Il y avait des policiers qui suivaient un manuel de torture du IIIe Reich.» Sur fond de luttes intestines violentes qui culminent dans une tentative d’attentat contre Boumediene, la répression bat son plein.
Des luttes syndicales dans différents secteurs donnent du grain à moudre à la police et à ses chefs. Des étudiants proches du FFS sont arrêtés, de même que des responsables de l’UNEA proches du PAGS comme Djamel Labidi et Djelloul Nacer ou, à l’occasion de luttes syndicales, des personnalités sympathisantes. Devant l’ampleur de la répression Sadek Hadjerès, premier secrétaire du PAGS clandestin, interpelle Boumediene dans une lettre datée du 14 septembre : «Un grand nombre de ces hommes et de ces femmes ont été malheureusement une fois de plus odieusement torturés».
L’ordre de démanteler le PAGS, auquel les milieux étudiants, lycéens et syndicaux témoignaient leur sympathie au détriment du FLN déjà bureaucratisé et prédateur, est perçu derrière ces arrestations. Mais le paradoxe veut que cette même année 1968 où les étudiants sont en grève, suivis des lycéens, où la répression est impitoyable à l’égard des protestataires, l’infléchissement de Boumediene vers une ligne progressiste commence avec les premières nationalisations, celles des sociétés de distribution des produits pétroliers.
Ce sont les premiers pas sur ce chemin qui aboutit aux grandes nationalisations de 1971. De fait, nous avons eu aussi notre «Mai 68» à nous mais il s’est produit en février et il est revenu souvent au cours de l’année. Lorsque les échos du Mai 68 français parvenaient à Alger, certains étudiants grévistes les recevaient au fond de leur cellule. Pas mauvais qu’on se souvienne aussi de tout cela.
Arezki Metref