Histoires de troisième mandat
Rokia, dont le mari a quitté le village collinaire de Koudiat pour trouver du travail dans les mines d’Alès, dans le Gard (France), le 19 juin 1965, attend toujours le troisième mandat. En effet, Larbi, le mari en question, ne s’est pas acquitté du devoir pour lequel il se trouvait en France. Le premier mois, il a certes expédié un mandat. Deux mois plus tard, le postier de Koudiat, qui connaissait tous les habitants du village, est allé porter un deuxième mandat à l’épouse de l’émigré. Puis, plus rien. Pas une lettre. Pas un coup de fil.
Larbi avait disparu. Littéralement. Les gens de Koudiat qui, dans ces années-là et celles d’après, avaient atterri dans la région d’Alès ont tous eu pour mission de retrouver sa trace. Ils ont été une bonne trentaine à être chargés de jouer les Sherlock Holmes. Ils s’y sont pris différemment, chacun selon son style, sa connaissance de la langue du pays, son dynamisme et sa motivation. Ils ont tous réuni, à des degrés divers, des bribes d’informations à propos du sort de Larbi mais toutes ces informations avaient en commun leur imprécision et, pour tout dire, leur statut de rumeur, invérifiable. Au fil des ans et des limiers, on a rapporté à Rokia que Larbi avait quitté Alès six mois après son arrivée au bras d’une gitane dont le front était tatoué de deux serpents entrelacés.
On a dit qu’ils erraient sans doute encore à travers le sud de la Méditerranée. Larbi serait devenu comme «eux». De temps à autre, on le signalait quelque part mais sans aucune certitude que ce soit lui. Maintenant il «leur» ressemblait et eux, ils «se» ressemblent tous. Personne donc ne jurerait ses grands dieux l’avoir formellement reconnu. Un autre limier amateur avait rapporté une autre version de ce qui serait arrivé à Larbi. Une année jour pour jour après son installation à Alès, il s’était mis, pour des raisons que personne n’avait su élucider, à boire et à pleurer dans un verre le paradis perdu. Ainsi, du jour au lendemain, il avait sombré dans l’alcoolisme. Ses progrès avaient été tellement fulgurants qu’au bout de deux mois, la mine l’avait remercié. Il aurait quitté Alès il y a bien longtemps en clochard. S’il est vivant, ce que Dieu seul sait, il doit être à la cloche quelque part, sur le pavé.
On a dit aussi à Rokia que Larbi avait coupé tout contact pour des raisons nobles. Après quelques mois à la mine, il aurait été recruté par un syndicaliste algérien militant pour un parti d’opposition. Il a dû, dit-on, plonger dans la clandestinité. Pour cela, il a rompu toute relation avec sa fraîche épousée, Rokia étant la fille du local de l’étape du régime. Il aurait pris conscience, travaillé au corps par ce syndicaliste opposant, de la malfaisance du FLN sur les travailleurs. On a rapporté aussi à Rokia que Larbi n’a jamais envoyé le troisième mandat mythique parce que, en se rendant à la poste d’Alès, il s’est aperçu qu’il l’avait oublié dans sa chambre et que cet oubli était un acte manqué qu’il fallait interpréter comme un signe, celui de la rupture. D’autres versions, plausibles, vraisemblables, peut-être même véridiques, ont été rapportées a Rokia.
Mais aucune n’a approché cette vérité qui permet de faire le deuil. Où est passé Larbi ? Pourquoi n’at- il jamais posté ce troisième mandat qui aurait aidé à ne pas démentir le dicton : jamais deux sans trois ? Elle ne le sait pas. Au fond, elle ne regrette pas vraiment Larbi. Elle le connaissait si peu. Fils d’un défunt ami de son père, elle l’avait épousé selon la volonté de ce dernier. Les quelques semaines qu’elle avait vécues avec lui à Koudiat avant qu’il ne descende dans les mines d’Alès lui avaient fait découvrir que le mariage n’était pas si déplaisant que cela. Larbi était un homme doux et reconnaissant. Il manifestait chaque jour sa gratitude à Rokia pour la générosité de son père d’avoir recueilli dans sa famille puissante un orphelin comme lui.
Si ça ne tenait qu’à elle, Rokia ne se serait pas remariée. Mais voilà : il y avait la pression de ce père, notabilité locale, maire de Koudiat. Le grand drame de ce héros, c’était de n’avoir pas d’héritier mâle. Au bout de quelques années après le deuxième mandat de Larbi, le père prend alors cette résolution : on oublie l’ingrat. Rokia doit se remarier avec un jeune qu’il a repéré pour sa combativité dans la cellule FLN de Koudiat qu’il préside en même temps que l’APC. Les noces seront splendides. Hormis Rokia qui eut un petit pincement au cœur au souvenir de Larbi, tout le monde avait oublié ce dernier.
Le nouveau marié a vite gagné du galon. Avec le soutien de son beau-père, il grimpe tous les échelons à la vitesse d’un alpiniste rodé et bientôt il est à la tête de la cellule du FLN. Il se met naturellement en lice pour les élections municipales qu’il gagne aussi naturellement. Son premier mandat, il le passera à consolider sa position. Il y arrive puisqu’au moment du renouvellement des APC, il paraissait incongru qu’un autre le remplaçât. Ce ne pouvait être envisageable. Il n’a eu aucune difficulté à se faire réélire pour un deuxième mandat. Juste pour tester la profondeur de l’attachement que ses administrés avaient à son égard, il a demandé, un jour de marché, à la cantonade : «Quelqu’un est-il contre le fait que je prenne un deuxième mandat. Qu’il parle !» Personne naturellement n’a pris la parole. A Koudiat, tout le monde est d’accord pour affirmer qu’il ne peut y avoir d’autre maire que le maire. On ne peut concevoir qu’il existe un administré assez ingrat pour penser le contraire.
Le maire est resté maire un autre mandat, le deuxième, qu’il consacra essentiellement à faire construire la plus grande mosquée de la wilaya. Il a juré de laisser son nom au minaret le plus élevé et le plus somptueux du coin. Il y voua ses jours et ses nuits et son nom était évoqué avec déférence dans toutes les bénédictions des croyants de sa circonscription. Les observateurs politiques de Koudiat s’étonnaient qu’un si jeune maire, qui n’avait même pas achevé correctement son mandat ici-bas, consacrât le deuxième à la reconnaissance dans l’au-delà. Car, il le disait ainsi : «Un peu pour l’homme et beaucoup pour Dieu !» Sans doute avait-il le sentiment que les hommes étaient à ce point ingrats qu’il convenait de leur préférer la postérité. Du reste, en ayant fait construire une mosquée, on ne pouvait qu’aller au Paradis ! Mais le temps a joué la montre contre lui.
Les années troublées du terrorisme avaient ralenti la construction de la maison de Dieu de Koudiat. Lorsque, enfin, il s’y est remis, le maire a buté sur la fin de son deuxième mandat. Il lui aurait fallu, pour continuer son œuvre, un troisième mandat. Mais Rokia, son épouse, un peu pythonisse sur les bords, sentait qu’il y avait, autour d’elle, une malédiction sur les troisièmes mandats. Elle s’est souvenue du troisième mandat de Larbi, qui n’est jamais arrivé. Ce n’était pas la même chose, comparaison n’est pas raison, mais enfin… Son sombre pressentiment se réalisa. Son époux périt dans un accident de voiture le jour même de son élection. Il laissa la mosquée en chantier. Elle prendra probablement le nom de son successeur, comme quoi même la postérité n’est pas fiable. Quant à Rokia, elle s’est dit qu’elle avait la force pour contredire le destin : si elle n’avait pas vu le troisième mandat de ses deux époux successifs, elle se battrait n’importe quel autre troisième mandat. C’était une lutte contre la fatalité.
Arezki Metref
P. S. d’ici : Comme s’il n’y avait rien d’autre à faire, le Premier ministre, Abdelaziz Belkhadem, l’UGTA, l’UNPA, l’UNJA et tous les autres alliés du pouvoir en place sont occupés à plein temps à «presser» le président Abdelaziz Bouteflika de solliciter un troisième mandat. Un comité constitué par des représentants des trois organisations de «masse», dont le cordon ombilical avec le FLN reste aussi court qu’à la naissance, s’emploie à entretenir une effervescence autour de ce troisième mandat. La fixation obsessionnelle sur un scrutin qui n’est prévu qu’au mois d’avril 2009 n’est pas seulement le fruit de cet excès de zèle de nature zaimale dont le système FLN a le secret. Elle a surtout des motivations et des conséquences dilatoires. Tant qu’on parle du troisième mandat, on se tait sur le reste. Tant qu’on conduit le regard sur ce scrutin prévu dans quinze mois, on le détourne du présent qui est loin d’être regardable. Et on tombe tous, chacun à son tour, dans le panneau !