Morosité, harga et déroute du WAT (3)
Tlemcen est une ville qui «respire» l’histoire comme si c’était son oxygène à elle, sa raison de vivre et son moteur pour aller de l’avant. Quelque chose d’indéfini et de mystérieux plane sur la ville comme une brume dévalant de la montagne et enrobant toute la ville. Le poids de cette histoire tourmentée est si pesant, si omniprésent qu’il écrase les êtres et les choses de sa charge passionnelle.
On a du mal à combiner les puzzles épars de ce cette légende dorée tant est incroyable le destin de cette cité à nulle autre pareille. Tlemcen, c’est d’abord une forte présence à toutes les étapes déterminantes de l’histoire du Maghreb. On ne saurait trouver une époque où elle fut absente du mouvement des peuples de la région, une période où son rôle s’éclipsa des annales du sud de la Méditerranée. Même dans ses moments de déclin, la ville ne perdit jamais de son aura et aujourd’hui encore, alors qu’une morosité nouvelle y règne et que ses enfants désespèrent de cette Algérie en panne, Tlemcen ne perd pas le nord.
Elle tente tant bien que mal de survivre en essayant d’assumer ce passé prestigieux et complexe, en tentant de se frayer un chemin dans le dédale obscur des temps sordides qui courent sur nos contrées… L’intérêt et le profond respect que portent ses habitants aux multiples monuments restent étonnants dans une conjoncture où, parfois, l’urgence est ailleurs. Alors que, dans de nombreuses autres cités, l’histoire ne fait plus courir les foules tant les besoins socio-économiques sont nombreux, le Tlemcénien reste profondément attaché à des vestiges qui ne sont que «ruines» sans importance, ailleurs… La société civile, unie autour de cette idée de la grandeur du passé de la ville et de son destin unique, se trouve, du coup, soudée. Ce qui lui permet de continuer à activer normalement, en dépit des mille et une embûches.
Ce qui lui permet aussi de surmonter les divisions partisanes et idéologiques qui ont miné tant de mouvements ailleurs. Grands possédants et marxistes peuvent se retrouver autour d’une table pour le bien de la cité. Le temps d’une discussion qui fera avancer un projet d’intérêt commun, ils mettent leurs différends au vestiaire pour se consacrer à l’essentiel. Cela va des causes humanitaires à la promotion du tourisme et de l’accueil des invités étrangers aux aides multiformes à apporter au club local. Lorsque vous êtes à Tlemcen, vous avez l’impression que le temps s’écoule plus lentement, plus paisiblement.
A la terrasse d’un café, dans un restaurant ou dans l’un des parcs magnifiques qui ceinturent la cité, vous redécouvrez cette sérénité perdue dans d’autres centres urbains. Ce n’est pas que les gens sont tous riches ici. Oh, que non ! La terrible dépression qui souffle sur le pays n’a pas épargné la capitale des Zyanides. Usines fermées, agriculture en panne, tourisme et commerce «assassinés» par la fermeture des frontières ! Ici, c’est comme partout ailleurs. Au centre-ville, dans ces ruelles aux chopes rutilantes jadis et grouillantes de clients, règne une morosité sans pareille.
La clochardisation a fait le reste. De ce Tlemcen majestueux, élégant, il ne subsiste que quelques traces dans les vieux quartiers bourgeois aux villas hermétiquement closes, comme si ces riches citadins voulaient fermer la porte à la misère grimpante qui bouffe tout comme un lierre indompté. Mais la vraie misère, il faut la chercher dans le Vieux Tlemcen, cette cascade de maisons effondrées, croulant sous le poids de l’âge.
On peut les distinguer nettement du haut de Lalla Setti, sur ce premier plateau dominé par le mausolée de la sainte. La vue plongeante permet de distinguer nettement les familles vaquant à leurs occupations dans ce qui est devenu un immense bidonville. On peut voir les toitures délabrées, les courettes en piteux état qui servent de refuge à quelques chèvres : images de la grande détresse d’une population qui, s’accroche au flanc de la montagne comme si elle s’accrochait à la vie. C’est pourtant de ce Vieux Tlemcen que sont sortis tant de héros de la guerre de Libération et tant de bâtisseurs de l’Algérie nouvelle… Le chômage est l’une des plaies ouvertes de Tlemcen.
Comme partout ailleurs, les jeunes essayent de faire n’importe quoi pour gagner leur vie, avec une prédilection pour le trabendo. Savez-vous que ce mot, désormais adopté, est originaire de cette région ? Il date de l’époque où notre pays était fermé aux produits d’importation. Mais, comme la frontière avec le Maroc était ouverte, les jeunes de la bande frontalière comprirent très tôt l’avantage qu’ils pouvaient tirer du «commerce du cabas». Leur zone d’approvisionnement : Ceuta et Melilla. Ne pensez surtout pas que la fermeture de ces frontières a mis un bémol à cette activité florissante. De nos jours, vous pouvez vous rendre à Oujda sans problème. Il suffit de débourser 2000 DA. Et si vous avez besoin de n’importe quel produit marocain, faites-en la demande. Il sera chez vous dans les 48 heures. Il suffit juste de payer un supplément pour le transport.
On trafique de tout ici. Durant notre périple, nous avons pu relever un nombre monstrueux de citernes montées sur des poids lourds, des tracteurs, des camionnettes bâchées, etc. Un nombre qui dépasse de loin la moyenne nationale ! Vous l’avez deviné : l’essence et le mazout coulent à flots de l’autre côté de la frontière.
La Gendarmerie nationale a mobilisé tous ses moyens pour lutter contre ce mouvement illégal qui pénalise les automobilistes de la wilaya, obligés parfois de faire une longue queue pour se servir en carburant ! Le nombre de barrages de la GN sur les routes nationales est impressionnant ! Bien entendu, cette activité n’est pas de celles qu’exercent les jeunes. Ils sont trop «petits» pour en maîtriser les réseaux qui doivent certainement bénéficier de complicités dans certaines administrations. Les jeunes, c’est le trabendo au jour le jour. Et quand ça ne marche pas, quand tout devient noir, on essaye de rassembler le prix de la «harga».
Les plages de l’extrême ouest se prêtent à merveille pour l’émigration clandestine et accueillent, outre les candidats locaux, des jeunes venus de tout l’ouest et du centre du pays. Et comme un malheur n’arrive jamais seul, voilà que le porte-fanion de la ville, cette équipe chère aux Tlemcéniens, colorant leurs week-ends de ce bleu-blanc qui avait le don de semer la joie et le bonheur dans les quartiers populaires ; voilà que le WAT se met à manger du pain noir. Au lustre de jadis, succède une période de vaches maigres qui risque d’être fatale pour le club local.
Ici, on a cette impression mortelle que la chute ne s’arrêtera pas… Oh, de mauvaises saisons, le WAT en a connu, flirtant de longs mois avec le bas du classement ; mais, à chaque fois, le miracle s’était produit et l’équipe fanion des Zyanides était sauvée in extremis… Du haut de Lalla Setti, on a une vue panoramique extraordinaire du Tout-Tlemcen. Là-bas, au milieu d’un quartier qui semble avoir été tracé avec une règle, je vois nettement la surface verte du gazon synthétique du vieux stade de Tlemcen. Il y a un derby. Il y a une bagarre. Les Rouges d’Oran et les Bleus de Tlemcen s’agitent dans le tumulte des clameurs qui montent jusqu’à nous… Lalla Setti, sauvez le WAT !
Maâmar FARAH
(A suivre)
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