CINQ DANS TES YEUX

1. Ça commence à bien faire tous ces mots violents qu’on se balance à travers la figure. Ça commence à saturer avec toutes ces fausses batailles menées par de faux protagonistes, travaillés, de bric et de broc, inventés sur le tas, imbus d’une légitimité dont ils se sont acquittés de la dernière traite, dressés comme des gladiateurs qui croient qu’il leur revient de jouer du pouce, dans une espèce de noria en trompe-l’œil où la doublure se confond tellement avec l’acteur qu’on ne sait plus qui est le théâtre et quel est son double. Ça commence à faire épais cette ombre ajoutée à toutes les autres ombres pour faire croire qu’il y a d’un côté la lumière et de l’autre l’ombre alors qu’en réalité, c’est la même chose qui fait kif-kif. «Les sociétés littéraires, c’est encore la société», hurlait Léo Ferré. L’opposition moralisatrice et bling-bling, pour reprendre le concept tintinnabulant en vogue de l’autre côté (ça dépend où on est, et cette posture est déjà un enjeu dans les guerres de position), c’est encore le pouvoir. Le pouvoir dans sa phase déchue ! Mais ce n’est pas de ça que je voulais te causer. Il fait beau, l’azur est à sa place, la nature est déjà en fleurs, il faut remiser l’arsenal de tueur pour célébrer la vie ? Ah la poésie ! Oui ! Le combat pour la liberté ? Oui, aussi, surtout ! Mais pas ces trucs qui sonnent comme des clairons de chasse dont l’épouvantail cache l’ego.

2. A 80 ans, Pablo Picasso se mettait à genoux et jouait comme un enfant juste pour retrouver le sens de l’émerveillement. Sans ce dernier, c’est la mort. Thanatos sans Eros prend alors l’artiste par la main et l’enterre debout et vif dans cette espèce de distanciation blasée par rapport au feu de la vie. L’âge canonique présente ce danger de geler un être humain dans l’inanition de ces «âmes mortes» dont Maxime Gorki a bien décrit la flottaison dans cet Au-delà qu’est notre prosaïque ici-bas. Les hommes qui ont un courage à enseigner sont ceux qui savent qu’ils ne savent pas. Tout part de là et tout y revient : la conscience du rapport aux autres. Dans une poignante Lettre d’adieu à mes amis, Gabriel Garcia Marquez, atteint d’un cancer à 77 ans, voudrait enseigner «aux vieux que la mort ne vient pas avec l’âge, mais avec l’oubli». Plus l’âge sédimente les fatigues sur nos enthousiasmes, plus on apprend que la simplicité est la force de ces enthousiasmes qui finissent pas avoir raison des fatigues. Aller au bout d’un chemin pour apprendre qu’on ne sait rien, l’admettre, s’appelle la sagesse.

3. On dit le plus grand bien du dernier roman de Boualem Sansal, Le village de l’Allemand. Je voulais le signaler même si je n’ai pas — mea culpa — lu le livre. Mais je comprends, connaissant l’onctuosité tourmentée, la maestria célinienne de Sansal, qu’il soit un auteur censuré en Algérie. Pas victime de cette fausse censure qui génère la promptitude à la victimisation, ce qui permet de se forger une statue de crucifié à moindres frais tout en continuant à vociférer plus et plus fort que les non-censurés euxmêmes. Sansal est un homme digne : il répond à la censure avec dignité. C’est pour cela qu’il est dangereux. Mais pas seulement. Quand les auteurs qui font leur fonds de commerce d’interdictions dues à des batailles de clans s’attaquent à des adversaires politiques comme les fauteurs des dysfonctionnements du système, Sansal, lui, sans anesthésie, en prenant notre courage à tous à deux mains, interroge les profondeurs de la société. Il en sort les scories multiples et communes. Il est loin de participer à cette célébration démagogique du peuple pris comme une entité abstraite et enchantée. Les Algériens sont, jusqu’à preuve du contraire, responsables et, ce faisant, responsables aussi des turpitudes dont ils sont les victimes. Le ver est dans le fruit, on le savait. Sansal nous montre, à travers une œuvre déjà hors du commun, que le fruit n’est pas où on croit. Le fruit n’est pas sur l’arbre, il est à terre. La grande force de Sansal, en dehors de son talent littéraire qui est à mon avis l’un des plus affirmés de la littérature algérienne toutes périodes confondues, est de nous faire regarder avec simplicité et force là où les choses sont : en nous. En chacun de nous ! C’est à l’opposé d’une démarche militante qui consiste à culpabiliser l’adversaire dans un jeu de pouvoir. Sansal nous convie à une introspection collective d’où on ne ressort pas indemne de noirceur parfois jubilatoire.

4. Raconte-moi une belle histoire. De ton pays. Je me souviens de cette soirée à Rostock, en RDA, il y aura bientôt trente ans. Dehors, l’océan mugissait. Dans la petite gargote en bois, j’étais le seul Algérien. Les amis allemands racontaient, en traduisant à mon intention, des histoires. Des vraies histoires un peu comme dans une soirée contes. Pris de court, j’ai commencé à faire l’inventaire en cherchant d’abord dans les bouquins que j’avais lus. Ce n’était pas le but. Ressusciter un bouquin ? Alors, j’essayais de me souvenir des contes qui ont bercé notre enfance. J’ai repensé à ma vieille grand-mère, Yaya Ghenima, toute menue et édentée, qui nous tenait en haleine, à la chétive lumière d’un chauffage à pétrole, les nuits d’hiver, en nous promenant dans ce monde fantastique où les animaux parlaient et les femmes et les hommes nous ressemblaient. Il m’était revenu le conte Zelgoum, cette jeune fille qui s’est enfuie de chez elle pour échapper à un mariage incestueux. Elle se réfugie dans une grotte… La suite ? Un voile s’est posé sur ma mémoire. Je commence à dérouler le fil de l’histoire puis, chemin faisant, j’improvise. Je suis parfaitement incapable de dire où je l’ai menée, cette histoire. Ce que je sais, c’est que la mémoire est perfide. La preuve, il faut passer par Rostock et Zelgoum pour me souvenir de cette vieille femme toute menue qui nous inondait de son affection, ma vieille grand-mère…

5. Un mot sur la grève des lycéens. Les chroniqueurs de l’actualité, qui ont suivi cette grève avec la lucidité qu’on leur connaît, ont d’évidence tout dit. Je voulais juste ajouter à quel point il était sain pour une société que les jeunes réagissent dans des formes constitutionnelles. S’il ignore deux choses, ce pouvoir devrait retourner à l’école. La première est que la grève est un acquis constitutionnel. La deuxième : en empêchant l’expression des mécontentements sous des formes pacifiques comme celles-ci, on encourage les formes violentes de protestation. Il ne suffit cependant pas d’accepter ce verdict qu’est la grève. Faut-il encore savoir l’écouter ! En un mot, faut-il encore savoir rester politique !

Arezki Metref

Leave a Reply

You must be logged in to post a comment.

intelligence artiste judiciaire personne algériens pays nationale intelligence algérie artistes benchicou renseignement algérie carrefour harga chroniques économique chronique judiciaire économie intelligence chronique alimentaire production art liberté justes histoire citernes sommeil crise alimentaire carrefour économie culture monde temps
 
Fermer
E-mail It