CONSTRUIRE L’ÉCONOMIE DE MARCHÉ : FAUT-IL ALLER VITE ET SE PASSER DE L’ÉTAT ?
Les processus de transition à l’économie de marché, mis en œuvre dans les anciens pays socialistes, ont aujourd’hui dix-huit ans d’âge. Ces processus de transformation économique et sociale ont donné lieu à la construction d’une «doctrine de la transition» qui, après avoir connu un consensus chez les divers analystes, fait l’objet de plus en plus aujourd’hui de débats ouverts et divergents. Dans les premières années des processus de changement systémique des anciennes économies socialistes, la doctrine de la transition était adossée essentiellement aux théories économiques libérales qui rejetaient les «velléités interventionnistes de l’Etat», la primauté des politiques de l’offre qui libèrent l’entreprise et la soulagent des différentes charges sur celles de la demande qui reposent essentiellement sur la dépense publique et la hausse des salaires, la confiance dans «l’auto-organisation de l’ordre spontané du marché une fois l’Etat minimal établi» (cf. Bernard Chavance in «Les théories économiques à l’épreuve de la transformation post-socialiste»). Toute cette doctrine a été résumée dans le fameux consensus de Washington fondé sur le triptyque :
Stabilisation (lutte contre l’inflation, réduction des dépenses publiques, gestion de la demande)
Libéralisation (des prix, des salaires, des taux d’intérêt)
Privatisation (des entreprises publiques). Pour la théorie libérale, la stabilisation macro-économique élimine l’inflation, la privatisation des entreprises publiques crée les contraintes d’efficacité pour les nouveaux propriétaires et la libéralisation engendre la concurrence nécessaire au «nettoyage» de l’économie par la liquidation des industries et des entreprises inefficaces léguées par l’ancien système («destruction créatrice»). Cette transformation systémique qui doit mener à l’économie de marché, doit suivre une voie courte et directe et donc se faire rapidement, c’est l’approche du «bigbang » : la situation transitaire étant créatrice de déséquilibres et étant susceptible de retours en arrière, doit être raccourcie au maximum. «La rapidité du changement est essentielle».
La stratégie était donc claire : retrait de l’Etat, concurrence, ouverture, privatisation et rythme rapide des transformations. Et tout comme les plans d’ajustement structurels (P.A.S), cette stratégie «devait être fondamentalement la même pour tous». Pourtant, à partir de la seconde moitié des années 90, à la lumière des premiers bilans des processus de transition en œuvre dans les Peco (pays d’Europe centrale et orientale) qui n’ont pas été partout probants et qui ont même été négatifs en Russie et en Ukraine avec affaiblissement de l’Etat, économie informelle, mafia, augmentation des inégalités et de la pauvreté mais aussi des programmes de transformation systémiques appliqués en Chine et au Vietnam, une remise en cause sérieuse des «doctrines de la transition» fondées sur une application du consensus de Washington est engagée.
Et c’est le chef économiste de la banque mondiale lui-même, Joseph Stiglitz (prix Nobel d’économie) qui engage cette remise en cause. La doctrine de la transition doit tenir compte du droit, du rôle de l’Etat, de l’importance des institutions, de la dimension sociale de la transformation du système, de la légitimité politique des réformes ainsi que de la diversité des voies nationales de changement. La Banque européenne de développement (Berd) qui est en charge du financement des processus de transition économique dans les pays d’Europe centrale et orientale (Peco) déclare dans son rapport de l’année 2000 : «(…) il n’existe pas de processus ou de voie unique de transition menant de la planification centrale sous régime communiste à une forme unique de capitalisme de marché (…)».
De leur côté, les analyses institutionnalistes (qui accordent un rôle important sinon déterminant aux institutions dans les processus de transformation systémique) mettent en exergue les dangers des bouleversements révolutionnaires volontaristes et prônent plutôt le gradualisme dans le domaine du changement institutionnel ainsi qu’un interventionnisme étatique significatif (cf. Bernard Chavance op.cit). Aller vite et d’un seul trait, suivre un cheminement normé et standardisé, donner le primat à l’orthodoxie économique libérale en éloignant l’Etat n’est assurément plus la «voie royale» de transition des économies socialistes à l’économie de marché.
A l’appui de ces nouvelles analyses, l’observation enregistre les succès des transitions en Chine et au Vietnam qui ont emprunté une autre voie. Ici, en effet, les réformes ont été «graduelles et cumulatives » et les résultats obtenus sont probants : croissance élevée, amélioration du niveau de vie moyen, réduction de la pauvreté même s’il faut relever un accroissement des inégalités. La stratégie chinoise de transition à l’économie de marché a été «aux antipodes du consensus de Washington». La modernisation de l’économie a lieu sous la conduite de l’Etat et a suivi un processus long et cumulatif. Le changement a été graduel et le régime communiste chinois, toujours aux commandes, a refusé «d’opérer d’un seul coup».
Mais quid de l’Algérie ? Une économie qui vit au rythme des pulsations du marché pétrolier mondial ? Economie atypique s’il en est : la crise aurait pu créer des contraintes d’efficacité et la pression pour une transformation systémique vitale. Mais voilà que le prix du baril s’envole et avec lui toutes les bonnes intentions d’une panoplie de politiques structurelles devant donner de véritables perspectives à l’économie.
Nous n’avons plus ni rythme lent, ni rythme rapide, ni gradualisme, ni big bang. Les Algériens ont même souvent l’impression (mais est-ce seulement une impression ?) que notre économie revient par touches successives à la berge de départ : reconstitution des sociétés nationales (voir les dernières décisions du CPE qui réorganisent les SGP), réhabilitation des choix industriels des années 1970, reconsidération des privatisations de quelques établissements bancaires (au moins deux étaient au programme CPA et BDL), retour aux politiques de subventions tous azimuts, traitement social du chômage … L’économie algérienne se remet à fonctionner sur la base de son propre paradigme loin des réalités de la mondialisation, de la compétitivité, de la compétition internationale.
Abdelmadjid Bouzidi