Virée à l’Ouest : larmes oranaises (1)

Revoilà la Mitidja ! L’autoroute m’empêche pourtant de jouir du spectacle enchanteur de cette terre de luttes et d’espérance, nourrie des rêves de justice et d’égalité qui ont traversé le siècle comme un boulet de lumière dans le ciel ténébreux de la colonisation. La Mitidja, verger de la capitale, labourée en long et en large par les sillons de tant de réformes et de contre-réformes, retournée par les lois et leurs amendements, mais toujours arrosée par le sang et la sueur des braves.

Mais où est Boufarik ? Là-bas, au bout d’une bretelle, le béton a rejoint le béton et c’est par miracle que les pistes de l’aérodrome militaire ont été épargnées. Le béton a tout bouffé… Je n’ai pas revu Blida depuis une vingtaine d’années et je la devine derrière les glissières de l’autoroute et les haies poussiéreuses ; je la devine grossie comme une porteuse de triplés, avachie sous le poids des buildings qui poussent aux quatre coins de la cité. Je la devine anxieuse comme une ménopausée, essayant de se camoufler pour cacher ses seins tombant comme les fruits trop mûrs d’un figuier qu’on a oublié de secouer…

La route d’Oran continue dans un décor que je reconnais à peine. On ne passe pas par Oued-El-Alleug. Je voudrais tant revoir la cité tranquille de mes vingt ans et visiter la demeure seigneuriale de ma tante, courir dans son verger et visiter sa cave mystérieuse. Juste pour faire renaître ces sentiments qui ne nous habitent plus ; ceux de la jeunesse insouciante et du grand vent d’espoir qui passait au-dessus de nos têtes comme un sirocco de juin… Oued-El-Alleug et ses oranges amères sont bien loin maintenant. Je ne sais plus où nous sommes. L’autoroute s’arrête. Elle reprend plus tard au milieu de gigantesques chantiers fourmillant de vie nuit et jour. Nous sommes sur l’ancienne route nationale.

La circulation est intense. Les poids lourds font la loi. Direction Chlef. Je connaissais El Asnam et El Asnam n’existe plus… Bouchons de plusieurs kilomètres. Un autre bouchon et beaucoup de poussière. Elle vient certes de la cimenterie, mais aussi des mille et un chantiers qui poussent partout. Nous dégustons un poulet rôti à la poussière et quelques oranges cueillies dans un verger. Ce n’est pas un vol, me dit-on !

D’accord, ce n’est pas un vol. Deux ou trois oranges, ce n’est pas un vol. mais si tous les camionneurs et les automobilistes qui passent sur ce tronçon s’arrêtent pour cueillir deux ou trois oranges, le résultat sera catastrophique pour le propriétaire du verger et ça lui fera une belle jambe de savoir que «ce n’est pas un vol !» Maintenant, le paysage me semble familier : je connais ces routes. Je les connais par cœur. A chaque village, à chaque ville, un souvenir ressurgit. Là, nous avons pique-niqué et le défunt Lazhar Mokhnachi a immortalisé l’instant dans un cliché qui traîne dans ma boîte à photos.

Là-bas, nous sommes tombés en panne en pleine nuit. A Relizane, nous aimions nous arrêter à l’hippodrome où l’on servait un succulent méchoui. La gare de Relizane. Les hôtels de Relizane. Mais la ville est méconnaissable. Comme toutes les autres. De l’ancienne cité, j’ai l’impression qu’il ne subsiste que ces terrasses colorées où les restaurateurs ne se découragent jamais. Dans la grisaille de ce jeudi maussade et froid, ils attendront stoïquement les clients…

Après Relizane, nous fonçons vers Mostaganem. Tout le monde nous a recommandé cette belle voie qui se transformera plus tard en une merveilleuse autoroute qui nous mènera droit vers Oran. Moi, j’aurais voulu passer par Sig et Mohammadia, mais va savoir : peut-être que ces charmantes cités sont rayées par un contournement. Maintenant, tout va vite et l’automobiliste qui fonce d’Alger vers Oran n’a plus le temps de regarder les villes et leurs façades, de jouir du spectacle d’un lac ou d’une montagne, de s’arrêter à un café et de se mêler aux citoyens du coin. Foutaise que tout cela ! Vite, vite ! Oran est l’objectif. Alors, pourquoi perdre du temps. Je regrette Sig et Mohammadia, mais le détour valait la peine.

Entre Mosta et Oran, la belle autoroute longe la Méditerranée et offre des panoramas qui vous donnent envie de tout laisser tomber, de descendre du véhicule et d’aller vous étendre sur un rocher, les pieds dans l’eau… Arzew et ses torches éternelles. Gdyel ! Le village a poussé ses tentacules vers les prés verdoyants. Gdyel, terre des hommes debout. Terre de la solidarité. Un jour, j’étais venu pour y récupérer le corps d’un parent qui y habitait et que nous voulions enterrer à Souk-Ahras. Ses voisins avaient tout pris en charge. Ils avaient tout organisé et veillé aux moindres détails, donnant de leur argent et de leur temps pour que la famille du défunt n’ait pas à souffrir de l’éloignement des siens.

Parce que nous sommes tous des frères. Parce que Gdyel est algérienne. Je n’oublierai jamais les voisins de Abdehamid Mellouk et la prochaine fois, j’irai leur redire toute notre considération. Pourquoi, la prochaine fois ? Parce qu’il faut aller vite. Vite, vite… Nous n’avons pas le temps. Il nous manque le temps de vivre. Il nous manque l’essentiel car l’instant présent est ce moment magique où nous nous accomplissons et si nous le ratons, nous passons à côté des choses essentielles. Vivre n’est pas surgir du passé et tendre vers le futur ; vivre, c’est savoir s’arrêter à Gdyel, même si la nuit tombe trop vite, même si l’hôtel sera difficile à trouver dans la nuit, même si… Oran. Nous nous perdons.

C’était inévitable. Un arrêt de bus. Je baisse la vitre et je demande à un gars la direction du centre-ville. Il nous explique. Le chauffeur ne comprend pas. Finalement, le gars monte dans la voiture et nous montre le chemin. Au centre-ville, le bonhomme, voyant notre gêne, nous dit que nous lui avions rendu un grand service car il voulait acheter du poisson à la Bastille ! Une manière de nous rappeler que ce détour était avantageux pour lui.

Ce n’était pas vrai, bien sûr. Ainsi sont les Oranais. Serviables, courtois et diplomates. Oran-Ville : je reconnais à peine un vieux cinéma transformé en n’importe quoi. Comme toutes les villes algériennes colonisées par le laisser-aller et la médiocrité, Oran croule sous le poids de la paupérisation et de l’abandon. La saleté est partout et les belles artères, qui dégageaient une opulence et une élégance à nulles autres pareilles, ne sont plus que des lieux où s’exhibe la nouvelle misère enfantée par une décennie de politique ultralibérale. Des enseignes new look et un nouvel habillage de quelques commerces donnent l’impression que les rues principales se modernisent, mais ce n’est qu’un leurre. Le mauvais goût, la saleté et la déprime sont partout.

Des jeunes, pareils aux autres chômeurs produits par les bidonvilles de la pauvreté, squattent les trottoirs pour y vendre tout et rien… Pleure Oran la grise ! Pleure ta jeunesse perdue, tes cinémas fermées, ta culture broyée par la machine du refrain facile, ton football clochardisé… Il te reste quelques espaces de lumière, ces petites rédactions où des journalistes tentent de recréer la grande tradition de la presse oranaise dont la liberté de ton et la vivacité d’esprit ont toujours posé des problèmes à la presse algéroise… Je passe à côté de la République. Un grand courant d’air frais traverse les lieux.

Là-bas, c’est le Fouquet’s et Blidi Maâchou va surgir avec son dernier papier entre les mains, pour me serrer entre ses bras. Les autres arrivent en courant. Fous de joie. Fous d’amour. Fous de révolution et de théâtre engagé. Mais il ne reste plus rien de cet Oran-là ! Un couple de quinquagénaires m’interpelle. Ils viennent vers moi et le gars m’embrasse comme s’il me connaissait depuis longtemps.

La dame, une très belle femme au visage angélique, me tend sa main en me disant : «Merci Monsieur, pour ce que vous faites. Merci pour l’espoir que vous nous donnez, car, autour de nous, — regardez par vous-même —, rien n’incite à l’espoir…» La dame et son mari poursuivent leur route. Ils sont trop beaux, trop propres par rapport à leur environnement. Ils se retournent pour me saluer encore une fois. Des larmes coulent sur les joues roses. Qu’avez-vous fait d’Oran ? Qu’avez-vous fait à la belle dame ? Qu’avez-vous fait à notre peuple ?

Maâmar FARAH

Prochain article : Virée à l’Ouest. Un hiver à Tlemcen (2)

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