Quand la plage s’éveille…
Lorsqu’il fait beau, je rate rarement ma flânerie matinale, un moment de bonheur et de contemplation qui vous réconcilie — l’espace d’une promenade — avec la nature et vous fait aimer la ville, plus belle que jamais sous les premiers rayons de la boule de feu naissante. Comme j’habite à quelques enjambées d’une très belle plage orientée vers l’est, m’y rendre de bon matin m’ouvre les rideaux d’un opéra aux dimensions infinies : l’astre y joue les plus beaux tableaux, baignant le rivage de cet éclairage pur et parfait si propre au soleil de décembre… Décembre a, en effet, la particularité de dessiner le ciel le plus pur qu’on puisse voir.
Lorsqu’il se vide des lourds nuages qui l’encombrent souvent, il se colore alors d’un bleu parfait. C’est durant ce mois que le mot azur prend toute sa signification et ce serait commettre une grossière erreur que de croire que la plus belle couleur du ciel est visible au printemps ou en été. D’ailleurs, pour contempler les étoiles ou prendre des photos en extérieur, il n’y a pas mieux que le mois de décembre. Nos patriarches ne s’y sont pas trompés en annonçant la neige à chaque fois qu’ils ont au-dessus de leur tête l’admirable voûte de décembre. J’en suis à ces pensées et à me délecter du charme de la nature quand je vois un premier groupe de joggeurs s’engager dans la nouvelle promenade édifiée entre deux célèbres plages et dont les travaux viennent de reprendre après un arrêt inexplicable. Il y a deux hommes, deux vieilles femmes et trois jeunes filles. Ils passent à côté de moi, en silence. Puis, un autre groupe de jeunes hommes, bien baraqués ; certainement des sportifs.
Chaque matin, qu’il vente, qu’il pleuve ou qu’il neige, ils sont là, bien protégés du froid ou des rayons du soleil par leurs survêtements griffés. Quand je les vois, je me reproche de ne pas venir ici tous les matins car, outre la santé que l’on préserve grâce à une telle pratique, ces moments sont une excellente occasion de se rapprocher de la nature, de jouir de son incomparable spectacle décliné sous des lumières qui gagnent en expression au fur et à mesure qu’avancent les minutes et les heures. Le meilleur moment est celui où la nuit est déchirée par les premières lueurs rougeâtres du jour. La mer prend des couleurs dorées et les bateaux qui stationnent au large, enfouis dans le brouillard des aurores, semblent surgir d’un conte de fées.
Puis, rapidement, la déchirure devient ouverture béante : le grand éclat de lumière chasse les ultimes lambeaux d’obscurité vers l’ouest, derrière la grosse montagne. En discernant mieux les êtres et les choses, on aperçoit une rangée de petites barques, stoïquement alignées sur le sable, attendant l’arrivée des premiers pêcheurs qui reviendront pour refaire les mêmes gestes et chanter les mêmes complaintes avant de prendre le large avec leurs filets affamés par la longue nuit. Le poisson, parfois abondant, qu’ils pêcheront, sera vendu à la criée, dans des étals de fortune répartis aux quatre coins de la ville.
Mais, depuis l’apparition du phénomène des harragas, une surveillance stricte de leurs mouvements et un recensement sévère de leurs embarcations réduisent leur liberté de mouvement. Pourtant, ces jeunes, poussés aux derniers retranchements de la vie par le chômage, l’ennui et la déception, s’accrochent à ces chétives felouques pour ne pas chavirer dans le désespoir qui les entoure. Un chien joue avec une vieille sandale régurgitée par les vagues. Son maître essaye de lui enlever la chaussure. Il refuse et s’évade. Puis, au bout d’une course folle à travers le sable, il dépose son précieux butin pour respirer.
Son maître en profite pour lui voler la sandale qu’il envoie dans l’eau, bien loin du rivage. Le chien s’enfonce dans les vagues et essaye de nager. Il nage très bien, à la manière des chiens, en donnant l’impression d’être entraînée par les vagues. Il arrive au niveau de la sandale, se retourne vers son maître comme s’il veut le narguer puis se saisit de l’objet de son adoration et rebrousse chemin. La scène se passe en bas d’un parapet qui est maintenant surchargé de spectateurs attirés par le langage gestuel du maître et de son chien. Le soleil est bien haut dans le ciel. Les barques prennent le large.
Dans l’eau pure et calme, elles avancent en laissant un petit sillage blanchâtre qui attire les mouettes. Ces volatiles sont encore plus nombreux du côté des rochers séparant les deux plages. Leur vol majestueux intéresse une jeune photographe dont l’objectif essaye de fixer pour l’éternité le ballet de ces étranges oiseaux aux couleurs cendrées. Maintenant, la promenade est prise d’assaut par des dizaines de couples. Bizarre ! Les balades amoureuses ont généralement pour décor le crépuscule. Mais ces jeunes réinventent le romantisme et préfèrent les aurores pour flâner ensemble, la main dans la main…
Ces rendez-vous matinaux semblent déplacés, mais qui connaît les raisons profondes ayant poussé ces jeunes à sauter du lit pour aller à la rencontre de l’être aimé ? C’est peut-être pour prolonger directement le rêve et éviter ainsi les parenthèses trop longues des journées remplies de désenchantement ! Ou peut-être, est-ce une manière de fuir les yeux trop curieux des passants et les contrôles de la gendarmerie ? Et puis, c’est plus beau le matin. C’est comme une renaissance… Je rencontre un vieil ami, photographe depuis la révolution. Il a des clichés historiques d’une grande importance.
Un jour, il m’en a montré quelques-uns. Epoustouflants : des documents d’une valeur rare. Au lendemain de l’indépendance, il a ouvert un studio de photographie et a roulé sa bosse dans les stades, les cortèges officiels et les galas. Fidèle à la photographie noir et blanc, la photo d’art comme il aime à le répéter, il n’a plus de clientèle. Ici, l’art est une chimère. La couleur, puis le numérique l’ont tué. L’art a quitté nos rivages comme nos harragas : à bord d’une barque fragile et froide. Je le salue et je continue ma route. Cette rencontre me ramène en arrière et tous les visages des photographes que j’ai connus reviennent soudainement pour habiter ce bout de plage coincé entre les rochers…
Saci Haddad, Lazhar Mokhnachi, Abdelkader Mokhnachi et tant d’autres : de grands reporters qui ont su concilier journalisme et art de la photo, allant chercher, au fond des grottes ou dans les enceintes sportives colorées, ce cliché qui fera la une des journaux, à l’époque où le document photographique avait la même importance que l’écrit, à l’époque où le Général publicité ne commandait pas encore le bataillon des pages alignées par le garde-à-vous marchand ! Le soleil continue de grimper et la circulation automobile est de plus en plus dense. Je change mes lunettes. Les verres fumés obscurcissent ma vue et j’ai l’impression de ne plus voir clair. Je m’enfonce dans la normalité. Dans la médiocrité. Les trottoirs s’encombrent de passants.
On va au travail ou au marché. Les pickpockets courent vers leurs cibles et les apprentis sorciers vers leurs tribunes démagogiques. Il faut se lever de bonheur pour voir clair dans cette vie. Et il faut habiter près d’une plage tournée vers l’est pour voir encore plus clair. Et il faut habiter près de la Méditerranée pour jouir de cette clarté unique qui réveille tout ce qu’il y a de beau et de noble dans l’être humain. Mon Dieu, qu’elle est belle l’Algérie ! Qu’elle est lumineuse et captivante au moment où les politiques dorment et les fabricants de mythes ronflent ! Quitter ces rivages est un cauchemar. Alors, profitons de ce bonheur matinal qui ne dure que quelques heures : après, c’est leur Algérie sinistre, sale, injuste, intolérante et arriérée qui se réveillera …
Maâmar FARAH
P. S. : hier était un jour triste pour la famille Abdiche. C’est le jour où est tombé, victime d’un attentat terroriste, notre ami et frère, le talentueux billettiste d’ El Moudjahid, maître du genre, Boussaâd Abdiche. A son frère Salah, à ses filles que j’ai connues bébés, à toute sa famille, je dis mon chagrin en ce triste anniversaire. Je dis aussi la sympathie et la solidarité du Soir d’Algérie.